SOULEVEMENT DES PRISONS : INTRODUCTION
Léopold Lambert
Bienvenue dans le 52e numéro de The Funambulist. Après le numéro 4 (mars-avril 2016) Carceral Environments, et le numéro 12 (juillet-août 2017) Racialized Incarceration, son axe éditorial porte sur la prison. Ces trois numéros partagent un cadre abolitionniste qui ne négocie ni ne transige avec aucune logique carcérale, pour envisager un monde sans formes de punitions institutionnalisées. Le numéro 4 avait insisté sur l’espace de la prison elle-même – ce que je considère comme la forme la plus intense de violence architecturale – tandis que le numéro 12, comme son titre l’indique, analysait les façons dont l’incarcération est toujours influencée par la racialisation. Ces deux choix éditoriaux étaient importants, je pense, et je reste engagé à démontrer comment l’architecture n’est pas simplement complice de la violence raciste et souvent coloniale du régime carcéral, mais tout simplement, une dimension fondamentale de sa matérialisation. Si l’architecture est la discipline qui organise les corps dans l’espace, la prison incarne alors le plus haut degré de contrôle qu’un environnement bâti puisse exercer sur les personnes. Cependant, le problème de ce cadre – et c’est un problème récurrent dans mon travail sur l’architecture, au-delà de la prison – est qu’il rend les corps emprisonnés par l’architecture complètement dépourvus de toute forme de puissance d’agir. Ce schéma absolutiste du pouvoir est généralement la façon dont on lit une situation dans laquelle on est fondamentalement un*e étranger*e.
Ce numéro s’écarte de ce cadre et se concentre exclusivement sur les nombreuses façons dont les prisonnier*es investissent toute l’étendue de leur puissance d’agir à l’intérieur des murs pour s’organiser, résister, se révolter, conquérir la prison ou s’en évader. La résistance peut être écrasée, les révoltes peuvent être réprimées, les évadé*es peuvent être recapturé*es, et pourtant, pendant la période où ces rébellions ont lieu, toute la structure des régimes carcéraux est privée de son pouvoir. Si nous devons croire que ce pouvoir carcéral est l’une des formes les plus impitoyables d’oppression, alors la libération n’est jamais autant pratiquée que lors de soulèvements des prisons. Le fait qu’ils soient contenus dans un certain espace, dans un certain temps, est aussi quelque chose d’inhérent aux processus de libération, comme nous le verrons plus loin.
À cet égard, serait-il si exagéré de comparer la destruction du mur de siège militarisé qui sépare Gaza du reste de la Palestine le 7 octobre 2023, à une évasion de prison ? J’avais pour habitude d’être gêné par le mantra qui qualifiait la bande de Gaza de « plus grande prison à ciel ouvert du monde ». Cela me gênait parce que Gaza est aussi pleine de vie, de choses qui échappent fondamentalement au contrôle de la puissance occupante, de joies, de nombreux aspects ordinaires de la vie quotidienne. La qualifier de prison semblait nier tout cela, et n’en faire qu’un lieu de terre brûlée où chaque aspect de la vie existe en fonction de l’occupation et du siège. Bien sûr, mon raisonnement était faussé, car il refusait de voir comment, dans les prisons aussi, les gens « enseignent la vie » – pour reprendre la célèbre strophe du poème We Teach Life de Rafeef Ziadah sur Gaza, publié en 2014.
Les descriptions de la rébellion d’Attica de 1971 par Orisanmi Burton (qui faisait déjà partie du numéro 12), à la fois dans son livre Tip of the Spear et dans les pages de ce numéro, sont une incarnation puissante de cette idée. Après avoir réussi à récupérer l’espace d’une immense prison dans le nord de l’État de New York, ceux qu’Orisanmi appelle systématiquement « les rebelles » ont organisé une nouvelle société dans la grande cour de la prison, organisant des débats, préparant, distribuant et partageant des repas, organisant la défense contre la répression à venir, ayant même pour certains des relations sexuelles et, de manière cruciale, observant les étoiles. Cent ans après la Commune de Paris, Attica a elle aussi incarné un nouvel ordre mondial dans l’espace-temps spécifique de la cour de la prison pendant quatre jours et trois nuits. La cour matérialisait ainsi une île libérée d’un archipel révolutionnaire dans un océan colonial anti-Noir.
La manière dont les rébellions des prisons se réapproprient l’architecture carcérale ou celle des centres de détention est toujours intéressante à observer. En effet, la prison consacrant la violence de l’architecture, certains composants architecturaux semblent impossibles à se réapproprier. C’est pourquoi les rebelles d’Attica ont choisi d’organiser la vie dans la cour, tout en se postant sur les toits, qui incarnent souvent l’une des dimensions architecturales clés à conquérir pour les prisonnier*es révolté*es. Le fait de se trouver sur les toits des prisons permet d’avoir une vue d’ensemble des deux côtés des murs et offre généralement des moyens visuels pour communiquer avec le monde extérieur. Dans les années 1970, les prisonniers révoltés en Lorraine et en Italie, en particulier ceux qui appartiennent à l’ultra-gauche, ont occupé les toits et jeté les tuiles en terre cuite au sol. En avril 2020, les prisonniers de la Cárcel de Devoto à Buenos Aires ont appris que des cas de cette nouvelle maladie appelée COVID-19 commençaient à apparaître dans la prison. Protestant contre l’absence de protection sanitaire de la part de l’administration carcérale, ils ont retiré les tôles du toit de la prison, s’y sont installés et ont déployé des banderoles affirmant leur refus de mourir. Des manifestations similaires ont eu lieu dans de nombreuses autres prisons du monde, où la santé des prisonnier*es semble être reléguée au second plan des priorités, notamment en Colombie, comme nous en discutons avec Alejandro Rodríguez Pabón.
Dans certains cas, la puissance d’agir des prisonnier*es, en particulier lorsqu’il s’agit de leur santé, s’opère sur le champ de bataille incarné par leurs corps. C’est ce que Banu Bargu a appelé « la vie comme arme » [weaponization of life], dans sa description des prisonnier*es qui entreprennent des grèves de la faim pour protester contre leurs conditions carcérales en Turquie et au Kurdistan, et contre le refus de l’État de leur accorder le statut de prisonnier*es politiques. Ce déni du pouvoir absolu de la prison sur les corps est longuement décrit dans ce numéro à travers la résistance quasi simultanée de prisonnier*es kurdes (Berivan Kutlay Sarikaya) et irlandais*es (Síle Darragh et Laurence McKeown) dans les prisons coloniales turques et britanniques du Kurdistan Septentrional et du nord de l’Irlande au début des années 1980. Dans le cas des prisonnier*es de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), les grèves de la faim ont représenté un point culminant dans la transformation de leurs corps en armes, afin de revendiquer leur statut politique de militant*es pour une Irlande libérée et réunifiée. Ici, les mots de Laurence McKeown, qui a participé aux grèves de la faim de 1981 et qui a vu les autorités britanniques ne pas trembler devant la mort de dix hommes, sont précieux. Il décrit comment tous les messages et objets qui pénétraient les murs des prisons devaient être transportés dans le rectum des visiteur*ses et des prisonnier*es. Les grèves de la faim avaient également été précédées de « grèves de l’hygiène », au cours desquelles les femmes de la prison d’Armagh et les hommes des H-Blocks répandaient leurs excréments sur les murs de leurs cellules, ainsi que du sang menstruel à Armagh.
Dans le nord de l’Irlande, cette histoire de rébellion dans les prisons est au centre du récit des cinquante dernières années de la lutte pour la libération. Cette centralité découle du rôle que joue la prison dans le schéma colonial. Elle constitue un instrument d’éloignement, voire d’effacement pour celleux qui ne se conforment pas à l’ordre colonial et qui pourraient représenter un risque potentiel pour lui. Dans le contexte colonial, la prison apparaît clairement pour ce qu’elle est : un moyen institutionnalisé et architectural de soumettre les individus ou les groupes identifiés qui mettent en péril l’ordre dominant. Son paradoxe consiste cependant à incarcérer souvent ces individus ensemble, offrant ainsi les conditions potentielles d’une organisation collective à l’intérieur des murs. C’est ce que décrit Orisanmi dans le cas des hommes des (Black) Panther 21, détenus ensemble dans une aile de la prison de Long Island City en 1969. Les membres des Panther 21, Sekou Odinga et Larry Mack, avaient évité l’arrestation en s’envolant pour l’Algérie où, dix ans plus tôt, une partie non-négligeable de l’organisation du Front national de libération avait été réalisée depuis les prisons coloniales françaises et les centres de détention militaires où des militant*es de différents groupes et régions avaient été incarcéré*es ensemble.
L’espace est un élément clé des soulèvements dans les prisons. Le temps aussi. Comme je l’ai dit plus haut, la libération est toujours inscrite dans le temps, et comme l’écrit Meryem-Bahia Arfaoui dans ce numéro, le temps est une bataille à l’intérieur des murs. Le temps est précisément ce que la prison prétend prendre aux détenu*es. « Doing time » est même l’euphémisme anglophone pour désigner l’incarcération, et une peine de prison s’exprime toujours dans un cadre temporel, y compris lorsqu’elle est à « perpétuité ». D’une certaine manière, la prison prive donc les détenu*es de leur temps. Or, le temps est précisément ce dont les prisonnier*es disposent en abondance et qu’iels peuvent potentiellement utiliser contre le régime carcéral. Meryem-Bahia décrit ainsi comment son frère incarcéré utilise la répétition pour épuiser les gardiens de prison et forcer l’administration à entendre ses plaintes. Les gardien*nes de prison vivent le temps de manière saccadée, alternant le temps entre les murs et le temps hors les murs, ce qui les rend vulnérables à cette répétition. C’est aussi ce à quoi Síle fait allusion lorsqu’elle décrit les gardiennes britanniques sortant de la prison et revenant le lendemain dans l’horrible puanteur de la merde et des cellules couvertes de sang, alors que les prisonnières politiques irlandaises s’y étaient habituées du fait de la permanence de leur condition.
Cependant, ce temps n’est jamais autant mis à profit que dans la planification et l’exécution des évasions. À cet égard, creuser des tunnels tels que celui utilisé par quarante-neuf prisonniers politiques dans le Chili de Pinochet pour s’échapper, comme le décrit Yasna Mussa, est primordial. Mon argument habituel sur l’architecture est que ses composants (les murs en particulier) sont construits avec une telle intégrité structurelle que les corps humains, sans l’aide d’outils puissants, ne peuvent pas les affecter, les forçant ainsi à se conformer à l’ordre spatial que l’architecture matérialise – ce qui est particulièrement vrai à l’intérieur des murs d’une prison. Cette compréhension dépend d’une échelle de temps qui, en effet, rend les corps impuissants face à ces murs. L’échelle de temps de l’incarcération, cependant, est telle que même un objet apparemment inoffensif, utilisé de manière répétée, peut lentement affecter l’ordre spatial matérialisé par les murs de la prison. Un tunnel est précisément cela : une pratique contre-architecturale méticuleusement répétée qui construit lentement une brèche dans l’ordre spatial violent de la prison. C’est le pouvoir puissant de la cuillère. Arrêtons-y nous.
Nous sommes le 6 septembre 2021. En arrière-plan, le soleil se lève sur les collines du sud de la Galilée. Le policier israélien est accroupi, la main sur la bouche en signe d’incrédulité. Il regarde un petit trou à quelques mètres des murs de la prison coloniale de Gilboa, à quatre kilomètres au nord des limites de la Cisjordanie. Zakaria Al-Zubaidi, Yaqoub Mahmoud Qadri, Mahmoud Abdullah Ardah, Muhammad Arda, Ayham Nayef Kamamji et le plus jeune du groupe, Monadel Yacoub Nafe’at, sont déjà loin. Ils se sont échappés pendant la nuit en finissant de creuser ce tunnel étroit à l’aide d’une cuillère. Pendant les deux semaines suivantes, les six évadés se déplacent dans le paysage de Palestine, recevant de l’aide et un abri de la part de Palestinien*nes en Galilée et dans le nord de la Cisjordanie, avant d’être rattrapés par l’armée d’occupation. Ils seront peut-être réincarcérés, mais leur évasion n’a rendu la défaite de la prison coloniale que par trop spectaculaire. L’objet libérateur incarné par la cuillère devient un symbole immédiat de la libération palestinienne, au même titre que la clé historique du retour.
Cette vision particulière de la clé est spécifique à la façon dont les réfugié*es du monde entier la voient, comme un Retour promis à leur terre et à leur maison. Cette lecture mise à part, je considère plutôt la clé comme l’ennemi de la cuillère. L’une cristallise la violence de l’architecture, en particulier au sein du régime carcéral, tandis que l’autre (considérée dans le cadre de l’évasion de Gilboa) permet cette pratique libératoire contre-architecturale. L’asymétrie de pouvoir entre l’ensemble du système architectural carcéral (et, avec lui, l’ordre politique) que la clé verrouille et l’humble cuillère qui le creuse est, bien sûr, représentative de l’asymétrie entre le colonisateur et le colonisé. Et pourtant, si nous devons relier l’échelle du temps de l’incarcération à l’échelle du temps de la lutte anticoloniale, la cuillère pourrait bien nous apparaître lentement comme l’instrument ultime de la libération : un instrument patient mais implacable qui, centimètre cube après centimètre cube, rendrait sûrement « les murs de la prison à la poussière » – et avec eux, les structures mêmes du colonialisme. C’est avec cette image d’un travail de sape méticuleux, à la cuillère, que je vous souhaite une excellente lecture.