Ce texte est la version francophone de l’article “Sahara Mining: The Wounded Breath of Tuareg Lands” écrit par Maïa Tellit Hawad pour les versions papiers et numérique de The Funambulist 44 The Desert (novembre-décembre 2022). Cette version francophone est également associée à l’épisode enregistré avec Maïa pour notre podcast “Diasporas et Imaginaires des Luttes.”

« Et à la vitesse de l’éclair / le rouge avance/  Mur éclipse tintamarre / ouragan de bruit / sable de tout le chaos / des voix mortes/ en résurrection du désert »

HAWAD, Vent rouge, 2019, Editions Institut du Tout-Monde, Traduit du touareg.

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Hawad est Amajagh (Touareg), inventeur des “furigraphies” une approche poétique et graphique capable de multiplier les horizons. Encre sur papier a4 (1989).

    En mars dernier, Paris se réveillait couvert d’une fine pellicule de sable ocre. Pendant la nuit, le vent rouge avait méticuleusement maculé les toits, les voitures et les allées de la capitale. Un murmure discret montait de la rue et de la presse, le phénomène bien connu des côtes méditerranéennes était cette fois d’une ampleur exceptionnelle. Le ciel d’Espagne tirait vers le pourpre, les neiges des Alpes étaient « souillées » de jaune et le vent gagnait le Luxembourg par le Grand Est. Une rumeur plus souterraine s’élevait en écho, les sables du Sahara transportés par le sirocco, seraient radioactifs. Cette mention discrète se voulait tout de suite rassurante. La toxicité serait minime et ces particules infimes ne comporteraient pas de risques pour la santé des habitants de l’Europe.

Dans l’angle mort de cette annonce, gît une géographie : le Sahara et les êtres – humains, animaux et végétaux – qui vivent au cœur de ces sols empoisonnés. Que dit ce territoire oublié ou cet oubli de territoire ? Que disent les voix et les corps solitaires dans l’œil de la tempête ? Prenons le vent à rebours et installons nous au centre de la fracture, là où il souffle le plus fort.

Labourage atomique et pâturage toxique : le Sahara des Etats

Pour parler des expérimentations et essais nucléaires (au total 57 menés au Sahara entre 1960 et 1966) qui labourèrent le sol de Reggane puis de l’Ahaggar sous l’autorité de la France et de l’Algérie tout juste indépendante, mon père m’a transmis une image- mémoire. Dans l’Aïr, à des centaines de kilomètres au sud-est, il me disait avoir vu le jour au milieu de la nuit. Il buvait son lait lorsque, dans son dos, un éclair et un roulement sourd déchirèrent l’espace et le temps.

Dans une clarté irréelle, il racontait avoir vu à travers le liquide opaque le fond de son bol et aussi la fin de son monde.

Les habitants des territoires où furent menées les expérimentations atomiques ne furent jamais avertis du danger de la radioactivité. L’épisode devint un dossier classé secret défense et le silence enveloppa ce qui était devenu une affaire d’Etat et non une question qui concernait les habitants du Sahara et leurs voisins.

Plus de soixante ans après, le nucléaire n’a jamais vraiment quitté nos horizons. Dès 1947, des prospecteurs du Commissariat à l’Energie Atomique parcourent les colonies françaises : dans les deux décennies qui suivent, des gisements exploitables sont découverts à Madagascar, au Gabon et au Niger. Quelques années après l’indépendance, est créée en 1968 la Société des mines de l’Aïr, entreprise franco-nigérienne destinée à exploiter les gisements d’uranium à côté de ce qui deviendra la ville minière d’Arlit. La région touarègue de l’Aïr a fait du Niger le 3e exportateur d’uranium mondial au bénéfice principal de la France (via AREVA devenu ORANO). Le Japon, l’Espagne, la Chine, puis le Canada, rejoindront bientôt la lucrative aventure du yellow cake nigérien. Malgré le contexte politique et sécuritaire troublé, l’industrie extractive semble avoir de beaux jours devant elle : après l’ambition française d’ouvrir la plus grande mine à ciel ouvert d’Afrique de l’Ouest sur le site touareg d’Imuraghen, le tout dernier projet, lancé par une entreprise canadienne, porte sur la mise en service en 2023 d’une exploitation minière, à moins de 20 km de mon campement familial.  «Un grand projet pour le Niger”, déclare le directeur de Global Atomic Corporation, Stephan G. Roman.

Mais à qui profite la manne uranifère ? Selon les indices de développement humain publiés par l’ONU, le Niger reste en 2022 le pays le plus pauvre du monde. Les régions sahariennes d’où est extrait l’uranium, sont les plus démunies du pays. La vie de leurs populations est marquée par le manque chronique d’infrastructures essentielles, tant dans le domaine de l’éducation, de la santé, de l’accès à l’eau potable que des routes et des transports. La «magie» de l’uranium n’a localement créé aucune « abondance »  ni économique, ni énergétique. Les coupures d’électricité de plusieurs heures, voire de plusieurs jours, font le quotidien des villes, comme Agadez, Arlit et Tchirozren, et parfois des villages quand ils sont électrifiés.

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Début de la route entre Arlit et Taouha (traversant le Niger du Nord au Sud). / Extrait du film La colère est dans le vent d’Amina Weira (2016).

Pour les Touaregs nomades, cette offre est inexistante. L’uranium présenté par les puissances internationales et l’Etat nigérien comme miracle économique est ici synonyme de prédation et de destruction des modes de vie et de l’ écosystème. Les 8 concessions d’exploitation minière des années 1960  ont cédé la place à plus de 122 parcelles morcelant le territoire le plus habité de l’Aïr, riche de ses ressources pastorales, de ses nappes d’eau souterraines, de ses sites sacrés et de ses trésors préhistoriques. L’octroi des concessions minières se fait sans aucune concertation avec les habitants, sans ceux et celles qui en subiront les conséquences. Depuis Niamey et Paris, Ottawa ou Pékin, sont décidés où les milliers de tonnes d’uranium seront extraites des entrailles du Sahara. Les militaires accompagnent les prospections, expulsent les civils et gardent les sites. La route nationale trace le parcours d’écoulement de la richesse minière vers le port de Cotonou. Cette artère qui traverse le nord du pays d’Arlit à Tahoua, n’a pas été refaite depuis 20 ans. Le long de sa silhouette bosselée, s’oxydent les matériaux de rénovation routière laissés à l’abandon depuis des années par les autorités locales voraces en subventions internationales. Dans ce paysage de ruines,  des camions chargés d’uranium tracent inlassablement leurs routes entre les ruptures béantes de goudron et les pistes parallèles, escortés à l’occasion par l’armée nigérienne, comme en territoire ennemi.

Chirurgie cartographique : les remodelages du Sahara

Cinquante ans d’exploitation uranifère auront drastiquement modifié une géographie façonnée par des siècles d’habitat nomade. Les chantiers extractifs au périmètre interdit ont bloqué les circulations nomades. Dans leur sillage ont poussé des villes en plein désert, accueillant les techniciens et mineurs principalement recrutés dans les régions non sahariennes et la multitude de petites mains satellites destinée à faire vivre cette économie . Aujourd’hui, 150 000 habitants vivent par exemple à Arlit. L’organisation de ces agglomérations en quartiers séparés – secteurs des expatriés, des cadres nigériens et bidonvilles auxquels s’agglomèrent les nomades « interrompus »-  rappelle la structure des villes coloniales (Mustapha Saha). Ces nouveaux complexes urbains sont gourmands  en bois, en eau, en végétaux, dans une région marquée par la rareté de ces ressources. Puisant et épuisant les nappes d’eau fossile, les usines d’uranium et les mines de charbon qui les alimentent en électricité, ont pollué et asséché les puits et les mares des environs. Elles ont enclenché un processus rapide de désertification compromettant les pratiques d’élevage extensif et l’agriculture oasienne dont dépend l’écrasante majorité des populations de l’Aïr.

Dans La colère est dans le vent, documentaire de la réalisatrice  touarègue Amina Weira, un groupe de jeunes gens interpelle la caméra : « Nous avons la richesse dans notre sous-sol, mais tout ce qui nous est laissé, c’est la radioactivité ».

L’Aïr surnommé au milieu du 19e siècle « la Suisse du Sahara » par l’explorateur allemand Heinrich Barth en raison de sa richesse pastorale est en effet envahi par un fléau invisible, affectant sans distinction urbains et nomades, cheptels et faune sauvage, insectes et végétaux. Malgré les différents rapports alarmants de la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité ( CRIAAD), de Greenpeace, de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et d’associations locales (Aghur n iman) , l’Etat nigérien et  ses multinationales partenaires nient la réalité de vastes zones envahies par la radioactivité. L’air et les sols sont contaminés, le vent disperse sur des kilomètres à la ronde la pollution du gaz radon issu des mines et les milliers de tonnes de déchets radioactifs entreposés à l’air libre.  Du matériel contaminé est remis dans les circuits de vente et le cycle destructeur s’installe en violation flagrante de la préservation des habitants et de l’environnement. Dans la région, les maladies respiratoires et dermatologiques, cancers,  fausses couches et malformations congénitales font partie de la vie quotidienne. Jusqu’à aujourd’hui aucun habitant de l’Aïr et aucun salarié  nigérien d’Orano n’a été reconnu malade à cause de la radioactivité du site à l’exception de quelques salariés français. A exposition identique aux radiations, traitement différent. La « nucléarité » est contingente, comme le théorise Gabriele Hecht dans Le rayonnement de la France ( 1998) : «Le nucléaire ne devient radioactif qu’en fonction des lieux géographiques et des controverses cosmopolitiques ».  Les vents emportent les poussières radioactives et creusent ce que le philosophe Malcom Ferdinand appelle la « double fracture coloniale et environnementale ». Celle qui tire une ligne de partage entre ceux qui ont le droit de s’inquiéter de la radioactivité et ceux qui dans cette hiérarchie, peuvent en silence être empoisonnés par leurs sols toxiques.  Ceux qui peuvent à « moindre coût » éclairer les grandes métropoles des mondes « modernes » et ceux dont la vie est négligeable.

L’uranium n’est qu’un nom parmi d’autres des mines qui trouent et découpent la continuité des terres nomades. Le gaz et le pétrole du Sahara devenu algérien et libyen, le charbon et l’or de l’Aïr à l’Adagh devenus nigérien et malien en sont d’autres. L’« invention » du Sahara comme une marge à conquérir et à exploiter, à « discipliner »  prend corps à la période coloniale. Articulant géographie naturelle, raciale et politique, l’administration coloniale assimile les « terres nomades »  à des territoires « sauvages » et vacants, à des « terres mortes» à « valoriser ». Cette logique entérine comme l’analyse le philosophe Denetem Touam Bona , « l’ effacement de l’inscription du colonisé sur son propre territoire ». Les populations nomades y sont pensées sous le prisme de l’altérité déraisonnable, du manque et de la lacune tant par une présumée absence d’organisation politique et économique (désordre, anarchie, sauvagerie,  tribalisme, paresse) que par un usage du territoire dit « non rationnel » .  Ces catégories passées dans le champ du savoir, continuent encore aujourd’hui d’infuser, de manière majeure, les représentations savantes et populaires – occidentales comme africaines – de l’altérité saharienne. C’est sur l’idée d’un Sahara Terra Nullius que s’élaborent encore aujourd’hui la plupart des politiques nationales et internationales, d’aménagement du territoire, de «développement” et de lutte contre la désertification.

Coupé des usages de ses habitants,  de leur mémoires et de leurs investissements existentiels (mental, social et environnemental ), le territoire nomade est relégué dans le blanc de la carte, dans l’a-territorialité historique et politique. 

Dans cette logique juridique et philosophique de l’appropriation, l’espace saharien n’existe que dans son aliénation à une autre géographie. Soulignons que dans les usages français, le terme Sahara ne désigne en réalité que l’Ouest du Grand désert. Cette cartographie correspond à la partie du Sahara qui a été annexée par la France pendant plus d’un siècle et demi. Pris dans les contours d’une géographie de conquête coloniale, ce territoire peine à faire monde et ne semble apparaître dans les réseaux de discussion mondialisés, qu’en fonction des intérêts ou des craintes qu’il a suscités depuis les Empires et aujourd’hui depuis les Etats et les multinationales qui convoitent ses terres. Sa richesse minière déterminera notamment l’énorme échancrure saharienne du territoire de l’Algérie que le gouvernement français cherchait à conserver à son profit. Les frontières des Etats nés dans les années 1960  suivent les anciennes limites administratives coloniales.  Les espaces de vie et de mobilité des Touareg sont alors scindés entre cinq territoires étatiques distincts (le Niger, le Mali, l’actuel Burkina Faso, l’Algérie, et la Libye, ancienne colonie italienne), transformant la mobilité des nomades sur leurs propres terres en activité transfrontalière hors la loi. 

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Début de la route entre Arlit et Taouha (traversant le Niger du Nord au Sud). / Extrait du film La colère est dans le vent d’Amina Weira (2016).

La charpente du territoire nomade

Dans ce cadre clos , comment donner sens aux modes d’expériences du territoire de ceux, femmes, hommes et enfants qui peuplent le désert et le parcourent de manière mobile ?

L’imaginaire touareg du territoire mobilise des métaphores corporelles et architecturales montrant les liens organiques qui lient les parties au tout. Que l’espace soit pensé comme un corps ou comme une tente, chaque élément joue un rôle dans le bon fonctionnement de l’ensemble.  Les toponymes touaregs reflètent cette pensée qui établit des correspondances infinies entre la terre, l’homme, l’habitat et l’univers. Le territoire apparaît ainsi comme un système maillé, un espace socio-naturel construit. Il implique comme l’analyse Hélène Claudot-Hawad « des déplacements spatiaux organisés et régulés qui bâtissent et remodèlent à chaque déplacement le corps politique et territorial, à l’image du corps de l’univers. » Cette conception s’appuie également sur le droit touareg qui considère que la terre et les ressources vitales comme l’eau, l’air ou l’herbe constituent un bien collectif et indivis hérité par un groupement qui en a la responsabilité. Les ayant-droit ont sur ce bien des droits d’usage prioritaires mais non exclusifs. Personne ne peut sur le mode de la propriété privée en interdire l’accès à des voyageurs ou à des déplacés qui demandent protection aux détenteurs des lieux. Chaque territoire est pensé comme élément constitutif d’un espace plus vaste, s’articulant à l’échelle confédérale ou intercommunautaire.

Dans cette perspective, le désert n’est pas “vierge”. C’est le  nomadisme qui construit le territoire et le transforme en terre nourricière. Très jeunes, les enfants apprennent la nécessité de la « légèreté » de l’empreinte que les hommes doivent laisser « sur le dos de la terre ». La gestion nomade des pâturages par exemple organise leur usage en fonction de leur nature éphémère ou durable, et met en défens certaines zones à des périodes données. Ne pas occuper un lieu trop longtemps, pour permettre la regénérescence de la faune et de la flore ; c’est parmi d’autres stratégies, à ces conditions que la terre protège :“AmaDal amadal” . Mais si l’on épuise ou gâche ses fruits, la terre se révolte et devient destructrice, sous la forme mythique du taureau porteur de l’univers qui secoue sa charge. Cette notion de sauvegarde réciproque s’exprime dans le droit, dans l’éducation, dans la morale collective, dans les cosmovisions et la mythologie.

Pour nommer la terre, la langue touareg fourmille de mots et d’appellations qui témoignent de la constellation d’usages et de façons d’habiter qui s’y rattachent.

Loin du terme arabe et exogène de Sahara qui renvoie cette géographie variée et habitée à un lieu désolé et vide, la langue touareg  tisse tout un vocabulaire du territoire qui différencie et lie les parties habitées en fonction des saisons et les espaces qui à certaines périodes deviennent « désert »  (ténéré, pl. tinariwen) – et où l’on ne peut vivre qu’en les traversant. Dans l’étagement des types de désert, figurent, par exemple,  masakt désignant le désert qui sépare des espaces habités (vallées oasiennes, montagnes), erug, le désert avoisinant le campement, ténéré ta melet, le désert « blanc » car lisse, sans repères et donc dangereux, ténéré ta sattafet , le « noir » rythmé de roches ou d’ arbres qui peuvent aider à l’orientation et servir de refuge temporaire, ézawagh, le desert non habité sans arbre ou encore ténéré tafasisat, le désert “léger” comme la mort qui rode dans ce lieu inhospitalier. 

Cette géographie qui se redessine en fonction des parcours et des saisons a des contours mobiles. Elle est associée à des pratiques du territoire où l’on recherche « l ’abri »  dans un sens à la fois géographique (qui protège des vents, de la chaleur, du froid, des crues) mais aussi économique, politique et social ( en fonction des alliances et des parentés). Que la terre devienne refuge habitable ou lieu de passage, elle forme une continuité organisée et socialement cohérente,  nommée alors akal,  le « pays ».

Tente déchirée et horizons clos

Entre exploitation et sanctuarisation,  concessions minières et  « réserves naturelles » “protégées” des locaux (Aïr et Tenéré, Tassili des Ajjer) –  deux visages distincts, mais parents d’une même politique d’administration, le pays des populations touareg s’est atomisé,  « décousu ». Pour ses habitants, il en découle une impossibilité, voire un interdit, à habiter le monde, à l’habiter à leur manière et notamment à l’habiter d’un point de vue nomade.  « Tout un travail de découpage du tissage, pièce par pièce, ruban par ruban. » comme l’ exprime en 1996, Emeslag ag Elaglag, Touareg alors septuagénaire, en mobilisant  l’image de la coupure et de la trame déchirée pour traduire le nouvel ordre politique, environnemental et spatial qui empêche son monde d’exister.

Les métaphores de la tente déchirée, du corps mutilé et de la marche interrompue sont autant d’images utilisées dans les discours touaregs pour parler de la situation actuelle et des horizons clos qu’elle impose.

Depuis une cinquantaine d’années, le nomadisme en milieu touareg ne peut s’exercer que par défaut, au détour des règles érigées par les Etats. En Algérie et en Libye, il a presque disparu sous l’effet des politiques autoritaires de sédentarisation (1970-80). Au Mali, Niger et Burkina Faso, au cœur d’un espace hautement militarisé, marqué par la présence du djihadisme globalisé, l’occupation impériale des armées européennes et les flux migratoires vers l’Europe, les nomades tentent de survivre. La jeunesse rongée par le manque d’avenir s’abîme dans des activités économiques précaires et risquées comme la contrebande ( afrod), l’orpaillage artisanal et les activités saisonnières non qualifiées (ouvrier de construction, manutentionnaire, gardiennage …) La vie est marquée par ces va-et-vient de survie, sans rentabilité évidente.  Ainsi relégués aux marges des nouvelles centralités – sédentaires et urbaines – et séparées de leurs anciens pôles d’attraction, les Touaregs apparaissent à de nombreux égards comme des réfugiés sur leur propre terre.

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Hawad, encre sur papier A4 (2000).

 Résister au désastre

Face à la dislocation de leur monde, les Touaregs  ne sont pas restés immobiles. Des pans de la société ont plusieurs fois tenté de se réformer de l’intérieur, de se doter d’outils alternatifs pour faire face au désastre de la domination. En dehors et malgré l’Etat, ils ont  investi divers domaines de compétences, notamment: le savoir militaire, l’économie informelle et la culture sous forme de créativité littéraire, artistique et musicale .

Pour ne parler que des dernières décennies, beaucoup de jeunes Touaregs dans les années 1970 sont partis en Libye dans l’armée de Kadhafi pour se former au maniement des armes modernes avec l’espoir un jour de libérer leur pays. Ils ont appelé cette quête : « troquer le sang contre le savoir » car plusieurs, envoyés dans des guerres libyennes, l’ont payé de leur vie. Les soulèvements armés touaregs qui ont émaillé l’histoire récente du Sahara marquent ces tentatives de faire entendre leurs revendications portant notamment sur les droits à leurs terres ancestrales confisquées par les multinationales et les Etats.

La colonisation et les politiques de développement et de sédentarisation contemporaines, dans leurs ornières évolutionnistes, ont  sous-estimé l’attachement des populations touaregs à leur terre. Passant à côté du fait qu’ils ne faisaient pas seulement habiter cette terre, mais qu’ils étaient aussi habités par elle. Les allers et venus entre les déserts (tinariwen) et les villes chez les Touaregs sédentarisés , les chansons des exilés ou de ceux des « rebelles » qui ont refusé de signer les accords de paix qui ne prenait notamment pas en compte leurs revendications foncières, évoquent ce lien fort au pays. « Le désert je l’aime, je ne le vends pas, je ne renonce pas à sa sueur » chante Keddou Ag Ossad dans un morceau de 1991 repris largement jusqu’à aujourd’hui dans toutes les fêtes et reunions touarègues de la diaspora et du désert.

Pour faire face au chaos actuel, une partie de la société a choisi une stratégie d’évitement des centralités urbaines s’attachant contre les attentes, au nomadisme, à la terre. Dans la tempête, ne pas abandonner le désert, mais s’ y accrocher et se camoufler dans ses plis le plus loin possible de l’œil de l’Etat. Ce choix n’est pas à voir comme un repli sur soi ou un retour en arrière, mais comme une volonté d’habiter les chemins de traverse, d’y trouver des outils de survie qui échappent aux logiques du centre. Force est de constater que c’est dans ces lieux «des marges » que se poursuivent les pratiques de transmission culturelle, que la langue continue de se parler chez les jeunes générations et que les tifinaghs ( écriture touareg) continuent de se tracer pour d’autres yeux que ceux du touriste. Comme les revendications pour la sauvegarde des langues « autochtones » l’expriment depuis des décennies sur les scènes mondiales, nos langues minoritaires ne parlent pas que d’un passé révolu. Elles portent en elles des mots, des concepts inédits, qui parlent de nos présents et de nos futurs à inventer. Elles portent en elles les germes de propositions créatives et utopiques originales, les expressions d’autres façons d’être au monde et de le penser.

La profusion de cercles d’échanges et de mobilisations translocaux, mais aussi diasporiques, notamment sur les réseaux sociaux, témoigne de cette consultation transgénérationnelle en langue touarègue. Elle exprime les efforts à penser et conceptualiser les épreuves contemporaines et les outils de nos résistances dans notre langue. Ses références puisent tant dans notre histoire anticoloniale, notamment dans les concepts de la révolution de Kawsen de 1916, que dans les horizons de l’ascétisme soufi ou dans les mémoires de l’organisation du tissu social touareg et la réactivation de ses alliances et solidarités passées. 

Dans un contexte d’ultra-surveillance militaire, c’est avec ces armes conceptuelles que sont contestées l’accaparement des terres par les multinationales et les pouvoirs étatiques et que s’organisent les mobilisations pour la terre à l’échelle transrégionale – les luttes pour recoudre une géographie désarticulée.

Le vent rouge nous rappelle ce que des siècles de capitalisme extractiviste tentent de nous faire oublier, nos mondes sont inéluctablement imbriqués à l’échelle environnementale. L’équilibre climatique planétaire ne peut se construire à long terme sur des déserts, des forêts ou des banquises décharges  et les urbanités « protégées » des pays aux modes de vie voraces. Le vent irradié tourbillonne et dans un retour à l’envoyeur, balaie l’Europe rappelant qu’à l’échelle du monde, il n’y a pas de terres « reculées ». Dans la tornade du dérèglement climatique organisé, les multitudes de propositions d’habiter le monde résonnent comme autant de voix ou d’outils  potentiels pour penser nos devenirs communs.■

Maïa Tellit Hawad est une chercheuse indépendante d’origine franco-touarègue, basée à Marseille. Elle a une formation de philosophe (Sorbonne, EHESS – Paris 7). Ses recherches questionnent les imaginaires du Sahara dans les sciences africanistes françaises et l’imbrication de la géographie, de la colonialité et des politiques de la race dans les administrations actuelles du Sahara central. Ses travaux récents s’intéressent aux devenirs nomades au sein de la société touarègue contemporaine. 

Elle co-réalise actuellement un premier documentaire qui s’intéresse aux femmes musiciennes touarègues de la région de Agadez.