Renégocier les termes : Introduction

Bienvenue dans le 50e numéro de The Funambulist et, surtout, bienvenue dans ce tout premier numéro en version francophone ! Je suis heureux de m’adresser à vous en français directement et plutôt que de vous proposer une traduction littérale de mon introduction anglophone, je peux ainsi adapter quelque peu le propos. Bien que l’idée d’une traduction francophone soit un projet de longue date souhaité par de nombreuses personnes qui nous en ont parlé ces huit dernières années, il s’agit autant ici d’en faire une réalité que de bâtir une infrastructure économique et logistique qui puisse à terme nous permettre de publier le magazine en plusieurs langues. Nous débutons avec le français qui répond à notre environnement direct, étant basé*es à Paris, et si le projet est un succès, nous continuerons avec d’autres langues.

J’ai bien conscience que celles que nous avons en tête (francais, espagnol, arabe, portugais, chinois, hindi… on peut toujours rêver !) sont des langues impériales, qui ont réussi à être parlées par des dizaines (voire des centaines) de millions de personnes en étant imposée par des siècles de violence. On ne peut donc pas vraiment dire que cet effort plurilinguistique soit ce que d’aucun appellerait « un geste décolonial ». Il s’agit ici plutôt d’accepter cette contradiction afin de s’adresser au plus grand nombre dans la tradition de l’internationalisme. Néanmoins ces contradictions ne sont tenables que si ce travail se fait en solidarité avec des initiatives ayant pour objectifs d’écrire et de traduire des langues marginalisées par ces langues impériales. Comme le dit l’auteur kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o: « les lingua franca n’opèrent pas de la même manière qu’un langue de pouvoir. Tandis qu’une langue de pouvoir estime que, pour exister, les autres langues doivent disparaître, une lingua franca […] facilite simplement la communication et le dialogue entre des langues considérées comme égales. » (ma traduction, The Language of Languages, 2023).

Chimurenga Funambulist
Chimurenga, imagi-nation nwar, extrait de Chimurenga Chronic imagi-nation nwar – généalogies de l’imaginaire radical noir dans le monde francophone (avril 2021).

Dans ce contexte de traduction, il n’est bien sûr pas innocent que la question posée par ce 50e numéro soit liée au langage. Renégocier les termes débute avec une observation sur la réalité que nous vivons :
les victoires d’une génération de militant*es et d’intellectuel*les engagé*es ont fait surgir notre champ lexical (anticolonial, antiraciste, queer, féministe, etc.) dans les imaginaires communs, ce qui a par la suite provoqué une dilution du sens des mots. Ce processus est relativement normal et prévisible, et il est donc d’autant plus important de réfléchir à ce que nous voulons effectivement dire lorsque nous utilisons ces termes. Le « Nous » que j’entends ici est le même que le Nous de notre 46e numéro titré Questioning Our Solidarities (mars-avril 2023). Il s’agit d’un Nous formé autour des luttes internationalistes à l’encontre du capitalisme colonial et des structures racistes, queerphobiques et misogynes. Il est vrai néanmoins que ce Nous est sans doute un peu plus spécifique dans la mesure où ce numéro s’adresse plus particulièrement à celleux qui, à travers leur engagement avec le langage, désirent être précises dans le sens que nous donnons aux mots qui forment les imaginaires de nos luttes.

Ce numéro est ainsi pensé un peu comme un glossaire politique au sein duquel chaque contribution réfléchit sur un terme en particulier. Bien sûr, l’idée n’est pas de proposer une définition objective et définitive de chaque mot, mais bien de réinsuffler du sens politique utile en chaque terme en les interprétant et en les questionnant de manière subjective (voire personnelle). Les neuf termes choisis pour ce numéro ne prétendent pas non plus atteindre une forme d’exhaustivité ou véhiculer l’idée que ces termes précis seraient les plus urgents à redéfinir. Pas besoin de passer des heures de lectures de nos écrits divers (en particulier en ligne) pour se rendre compte que d’autres concepts tels que l’intersectionnalité, l’abolitionnisme ou encore les réparations pourraient se raffermir dans une telle introspection par exemple. D’autres termes encore ont déjà été questionnés dans les pages de The Funambulist, en particulier dans notre 41e numéro intitulé Decentering the U.S. (mai-juin 2022). C’est le cas de Latinx (Floridalma Boj Lopez), Caste (Shaista Aziz Patel and Vijeta Kumar), ou encore BIPOC et brun (brown) (Sinthujan Varatharajah).

Ce que ces sept exemples cités ici ont en commun est d’être formulés en anglais—bien que Latinx soit formé grâce à l’écriture inclusive espagnole qui ajoute un x là où un o ou un a perpéturait la dimension genrée de la langue. En tant que tels, ces concepts ont tendance à être plus volontiers influencés par des épistémologies anglophones. C’est aussi le cas de certains termes analysés dans ce numéro. Le terme de Blackness (Mohammed Elnaiem and Cases Rebelles) a meme été laissé tel quel dans la traduction francaise en attendant qu’un mot francophone puisse émerger et déployer autant de sens que le faisait à l’époque la notion de négritude. C’est aussi le cas pour le terme Queer (Petrus Liu) qui est entré dans de nombreuses autres langues que l’anglais (éludant néanmoins le sens original du terme ainsi que la dimension insultante réappropriée par les militant*es queer). Ce passage translinguistique a des effets puissants politiquement, mais comporte également des pièges à éviter. Le terme Indigenous (Leanne Betasamosake Simpson and Sabrien Amrov) n’était quant à lui pas évident à traduire en français (Indigène, Peuples Premiers, ou finalement, celui que nous avons choisi : Autochtone). Il existe bien sûr une production de savoirs francophones (et encore plus hispanophones) conséquente autour des questions des luttes autochtones contre le colonialisme de peuplement, mais il ne demeure pas moins que les épistémologies autour de ce terme a l’échelle du globe sont fortement influencées par les discours militants et universitaires anglophone, en particulier d’Amérique du Nord et d’Australie.

Les manières par lesquelles les infrastructures anglophone et francophone du savoir peuvent modifier en profondeur le sens politique d’un mot est particulièrement visible lorsqu’il s’agit d’épistémologies forgées dans la Caraïbe et les Amériques, en dehors des États-Unis et du Canada. Nombreux sont les concepts qui ont été transformés par la traduction—pas forcément pour le pire par ailleurs—et à qui on a fait perdre sa provenance « latin-américaine ». C’est pour cette raison que nous avons demandé à Verónica Gago d’écrire un texte conceptualisant la violence telle que les mouvements féministes sud-américains l’ont spécifiquement comprise au fil des années. De manière similaire mais encore plus ciblée, il me semblait crucial de resituer le terme Décolonial (Sergio Calderón Harker) dans les épistémologies autochtones de Abya Yala (les Amériques) pour combattre cette dilution de sens que l’utilisation grandissante de ce terme dans d’autres langues que l’espagnol a pu générer. En effet, les rayons de nos librairies ne désemplissent pas de livres dont les titres nous invitent à décoloniser tout et n’importe quoi… Il est vrai que le colonialisme a la particularité de s’infiltrer dans tous les aspects des vies et il n’est pas insensé de ne pas vouloir décoloniser plus que la terre elle-même. Néanmoins, les appels à décoloniser nos relations, les institutions (musées, universités, etc.), quartiers et villes dans le contexte de l’Europe—et à un degré encore plus préoccupant, ceux d’Amérique du Nord ou d’Australie lorsqu’ils ne se focalisent pas sur les souverainetés autochtones—participent au vidage de sens politique du mot.

Pour toutes ces raisons, il me semblait crucial que ce numéro soit aussi bâti sur des termes qui existent au-delà de la traduction ou des équivalents anglophones. Refuser la traduction est, j’en suis convaincu, un acte fort de traduction qui permet à certaines luttes de se dire, et donc d’être conceptualisées, dans leurs propres mots. Par exemple, c’est ainsi que la lutte pour la libération palestinienne a réussi à imposer ses propres termes comme Nakba, Intifada et Sumud, ce qui permet de ne pas avoir à passer par les débats (parfois intéressants, parfois stériles) sur le bien-fondé ou non de la notion d’apartheid pour décrire la réalité politique de la Palestine par exemple.

C’est aussi pour cela que depuis des années, je m’acharne à écrire le terme Banlieue en français dans des textes anglophones décrivant l’espace et l’architecture du continuum colonial de la France. Traduire banlieue consisterait à choisir un équivalent inadapté qui déploierait un imaginaire spécifique au terme choisi (que celui-ci soit ghetto, estates, projects, etc.). C’est ainsi que dans la version anglophone du texte de Mathieu Rigouste, nous avons conservé les termes banlieues et quartiers populaires en français. Cette notion de populaire était importante de questionner également tant sa traduction vers l’anglais est délicate (popular étant un faux équivalent). Il convenait également de décrire de quelle manière quartiers populaires (et, en espagnol dans un contexte latino-américain, le terme barrios populares) implique également les processus de racialisation que subissent leurs habitant*es. Il est vrai que lire un texte anglophone (ou dans toute autre langue) peuplé de phrases en italiques venant d’autres langues peut paraître quelque peu fastidieux, mais l’idée ici est précisément d’arriver à un stade où les imaginaires seront tellement emprunts d’internationalisme que nous pourrons alors dé-italiciser ces phrases. De la même manière que nous pouvons sans crainte parler de Première Intifada sans italiques, nous pourrions parler de « banlieue uprisings » (par exemple) dans un texte anglophone.

Le texte écrit par Maïa Tellit Hawad à propos de l’œuvre artistique et poétique de son père, Hawad, que vous pouvez voir sur la couverture du numéro, mobilise également des mots créés dans la langue touareg, la Tamajaght. Le terme Furigraphie (créé par Hawad lui-même), ou encore Ishumar inspiré de chômeur, qui cherche à désigner une génération de jeunes musicien*es et poètes*ses Touareg précarisé*es en sont des exemples. Plus au sud du Continent africain, le texte de Panashe Chigumadzi est un exemple parfait d’usage bilinguistique. En allant plus loin que la commande initiale qui prévoyait de sortir le terme Ubuntu du domaine dépolitisé dans lequel il a été placé depuis la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, sa contribution est une sorte de traduction des ontologies politiques des langues bantu, en particulier qui peut-être designé comme « humain » et qui a perdu ce droit dans son déploiement d’une violence coloniale et l’absence de réparations substantielles.

Le numéro se termine avec une sorte de coda de questionnement critique de la notion de génocide que Zoé Samudzi avait déjà soulevé dans les pages de The Funambulist avec sa contribution à notre 30e numéro, Reparations (juillet-août 2020), à propos de la lutte des peuples Ovaherero et Nama en Namibie, 120 ans après le génocide colonial allemand, et avec le numéro entier qu’elle avait édité (37 Against Genocide, septembre-octobre 2021). Le terme Génocide ayant été forgé comme concept légal ayant pour jurisprudence la Shoah, nous souhaitions interroger le type de violence d’Etat qui pouvait entrer dans ce concept, et lesquels ne semble pas pouvoir y prétendre.

J’espère que l’ensemble des questions posées au sein de ce premier numéro traduit vous semblera intéressant et utile politiquement. L’une des raisons pour lesquelles publier le magazine en français me semblait si important est le souhait de contribuer à notre modeste échelle à la manière dont nos imaginaires collectifs sont forgés de manière pluricosmologique. Cette influence internationaliste, j’en suis convaincu, n’est pas seulement utile à la culture des solidarités transnationales, mais peut se révéler également précieuse dans des luttes très localisées. Avec tout cela en tête, je vous souhaite une excellente lecture. ■

Léopold Lambert est architecte de formation et le rédacteur en chef de The Funambulist. Il est l’auteur de quatre livres analysant la complicité de l’architecture au colonialisme et au racisme structurel en Palestine, Algérie, Kanaky, quartiers populaires de France… Le plus récent est intitulé États d’urgence : Une histoire spatiale du continuum colonial français (PMN, 2021).