TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR LISSELL QUIROZ
L’un des effets de l’hégémonie occidentale a été de hiérarchiser les langues. Certaines d’entre elles sont considérées comme langues à part entière et d’autres seulement comme des dialectes. Le statut politique d’une langue affecte aussi la vie des celles et ceux qui la parlent. Ce statut dérive de quelque chose qui semble en principe hors propos : la création d’un monde divisé en États-nations. Le fait que le monde soit divisé en États, environ 200 selon les données de l’ONU, nous paraît aujourd’hui évident, mais cela n’a pas toujours été le cas. La plus grande partie de l’histoire de l’humanité s’est déroulée sans l’existence de ces entités qui contrôlent fermement leurs frontières. Une des caractéristiques principales des États modernes est le développement de pratiques nationalistes qui créent l’illusion d’un passé commun unique, d’une identité unique et partagée, et le besoin d’une seule langue. Cependant, la diversité linguistique remet en question le discours de n’importe quel nationalisme ankylosant.
Si nous prenons en considération que, dans le monde, on parle environ sept mille langues et qu’il n’existe que 200 États, alors il s’avère que très peu, voire aucun État n’est homogène. Des peuples aux langues différentes habitent dans un même territoire étatique. Le fait qu’il y ait plus de langues que d’États contredit l’idée d’une langue officielle par pays. Or nous constatons que dans la majorité des cas, les gouvernements des différents pays ont mis en pratique durant tout le 20e siècle et jusqu’à nos jours, des politiques linguistiques concrètes pour faire disparaître les langues différentes de celles revendiquées par chaque État-nation. Ces politiques linguicides sont responsables de la disparition de la diversité linguistique à laquelle nous assistons aujourd’hui, à un rythme jamais vu auparavant. Les langues autochtones et toutes les langues qui ne sont pas celles d’un État-nation sont un affront à l’idéologie qui régit l’organisation politique du monde.
L’exercice de la traduction n’est pas étranger au statut politique des langues qui distingue celles qui sont traduites de celles qui ne le sont pas. Les langues hégémoniques disposent de dictionnaires de tout genre, de corpus de consultation et d’une série d’outils qui facilitent le processus de la traduction. Celles et ceux qui traduisent les langues sans état, les langues qui résistent même à leur existence dans l’oralité, ont dû développer des stratégies et des outils distincts pour traduire. La traduction se transforme nécessairement en action collective quand les sources de consultation, les dictionnaires, sont les personnes âgées de la communauté linguistique, les spécialistes en forêts si le texte à traduire parle de la nature, ou des spécialistes de la tradition de la pensée quand on traduit de la philosophie. Vous, qui traduisez ces paroles, vous le savez bien.
Même les possibilités de traduction se voient limitées par le statut des langues concernées. Il est plus probable que la traduction se fasse entre langues hégémoniques qu’entre les langues sans État. Pourtant, on peut se demander à quel point la théorie de la traduction et les pratiques s’enrichiraient si le spectre des langues traduites était plus large. Quelles stratégies sont-elles déployées pour traduire depuis des langues avec des grammaires et des pratiques linguistiques radicalement différentes entre elles ? A quel point la richesse provenant de la diversité linguistique du monde les États-nations se sont attelés à effacer ? Peut-être que les réponses à ces questions surgiront lors de la traduction de ce texte. ■
Yásnaya Elena A. Gil est linguiste, écrivaine et traductrice. Elle fait partie du COLMIX, un collectif du peuple mixe (Mexique) qui réalise des activités de recherche et de diffusion de la langue, l’histoire et la culture mixe. Elle a collaboré avec divers projets sur la vulgarisation de la diversité linguistique, des projets de documentation de secours des langues au risque d’extinction. Elle est l’autrice des livres Un nosotrxs sin estado et Ää. Manifiestos sobre la diversidad lingüística.