Le temps et l’état colonial

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Lorsque le pouvoir colonial construit une voie ferrée, il ne colonise pas juste l’espace mais également le temps. Meryem-Bahia Arfaoui décrit dans ce texte les relations entre temps, espace, l’état et la loi qui peut être lu comme une boite à outils conceptuels afin de lire notre numéro dédié au temps d’où il est extrait.

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La “Route impériale” entre Bechar en Algérie et Gao au Mali“ / Science & Vie no. 43 (juin1958).

Lorsqu’un soir du mois d’août, dans la cour intérieure de ma maison de famille à Jendouba, je parlais à mon oncle et pensant décrire l’histoire de ma Tunisie natale, je prononçais la phrase « notre indépendance en 1956 », il m’arrêta d’un regard sévère avant de me reprendre, presque par réflexe, « 1956 … ça, c’est une date de français ! ». J’apprenais, à force de questions qui venaient percuter les silences suspendus de ces villages de frontières, que l’indépendance avait été proclamée bien avant les années 50. On me disait même qu’à Ghardimaou, dans les années 20, on se battait déjà avec des armes à feu.

Ayant grandi en France, tout ce que j’avais appris dans les livres d’histoire – qui était déjà peu – sonnait faux. Était faux. Le temps du colonisateur n’est pas celui du colonisé. Il n’y a pas de frise chronologique objective qui rend compte de l’avancée du monde comme s’il ne s’agissait que d’un ensemble de faits exemptes de toute humanité. L’histoire n’est pas objective. Le récit n’est pas impartial. Le temps politique n’est pas neutre. Chez moi, dans les montagnes qui lient l’Algérie et la Tunisie, personne ne vous laissera dire que c’est la France qui nous donne naissance en 1956. « Qui donne naissance », comme si c’était elle qui accouchait de ce que nous étions – comme si l’histoire de l’opprimé était strictement dépendante de celle de son oppresseur. La France n’a jamais cessé de raconter l’histoire, en cela, elle choisit ce qui en fait partie ou pas. C’est ainsi qu’on entend un de ces présidents, lors d’un discours à Dakar, dire que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ». C’est ainsi encore que, pendant des années, la France donne le 1er janvier comme date de naissance aux personnes immigrées ; « Encore plus tard, j’ai appris que le 1er janvier était le jour que l’on attribuait d’office aux immigrés ignorant leur date de naissance parce que venant de pays ou de régions aux services d’état civil absents ou balbutiants ».

L’histoire officielle, l’histoire nationale, est la domination d’un récit qui se veut unique sur des mémoires multiples, « tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront à glorifier le chasseur ». En France, l’histoire est comme une continuité de dates clefs qu’on nous demande d’apprendre par cœur et toujours à l’avantage de sa posture. Un tas de dates clefs sur une frise chronologique qui suit le cours d’une flèche progressive allant toujours de gauche à droite – passé, présent, futur (écrire dans l’autre sens, ce serait comme régresser, aller de l’autre côté du progrès). Une superposition de dates clefs discontinue. Comme si l’histoire était le produit d’une somme de moments détachés de tout processus de construction. Il n’existe rien entre deux dates. Il n’existe rien aux interstices.

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La route Assakrem en construction dans le Sahara algérien.
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Voie ferrée à Abadla dans le Sahara algérien.

Ainsi, on l’a déjà vu sur les cartes géographiques, la colonisation trace des frontières spatiales en ignorant totalement les réalités sociales existantes. De la même manière, la colonisation trace des frontières temporelles subjectives qui imposent au monde et à l’humanité un rythme et une forme sociale qui ignore, elle-aussi, les réalités existantes. Par exemple : le Sahara est souvent représenté dans les livres de géopolitiques français comme un « non-espace », « un trou », « un vide », « une tâche blanche ». Comme si le désert était une anomalie sociale qui ne comportait aucune forme de vie. Pour les livres français alors, le désert n’est pas un espace politique, le désert n’a pas d’histoire. Il est nié en tant que structure parce qu’il ne correspond pas à l’imaginaire politique occidental. En effet, le désert est un espace mobile, un espace nomade, qui ne se définit pas par ses marges (fonction conférée aux frontières) mais par les flux qui le structurent. Ainsi, une oasis, qui est représentée dans l’imaginaire exotisant, comme un lieu de repos préexistant vers lequel on va, est en réalité un lieu de croisement qu’on fabrique parce qu’on s’y rencontre. Dès lors, le Sahara a une temporalité propre qui précède très largement les représentations qu’on pourrait s’en faire. Or, lorsque les colons arrivent, non seulement ils nient ces réalités éloignées de leurs représentations (et en contradiction totale avec les aspirations d’un état autoritaire sédentaire et expansif), mais aussi, ils « mutilent » l’espace-temps. La construction d’un chemin de fer dans le désert permet de relier deux points de l’espace plus rapidement. Donc, elle compresse le temps, le déforme radicalement, le réduit et lui donne un rythme exogène qui ne correspond pas du tout au sien propre. La colonisation déforme le temps.

La colonisation est une domination par la définition du temps sur l’espace – une domination sur le temps par l’appropriation de l’espace. Elle impose l’état-capitaliste comme forme ultime d’organisation sociale et crée un référentiel temporel type (la modernité) qui a pour fonction principale de normaliser la négation de toute autre temporalité sociale. Et donc d’asseoir une domination principielle de l’état sur tout autre structure sociale. L’état, par essence autoritaire, dicte le temps – pour ce faire, il crée de la norme. Avant lui et hors de lui, rien n’existe. Si on reprend une carte du monde, on peut observer que les lignes des fuseaux horaires qui obligent toute l’humanité à vivre au même rythme « de la progression » sont aussi des frontières.

L’état crée du temps politique. En définissant le temps politique, l’état se rend intemporelle puisque sans lui, il ne peut exister de temporalité. C’est en ce qu’il se détermine comme structure de définition spatio-temporelle que l’état est autoritaire, et qu’il est par essence dominant. Pour créer du temps politique, l’état a besoin d’une mémoire propre : superficielle et fictive, elle dresse un récit linéaire et causal, comme si l’histoire était le produit d’une succession de moment. L’état nie tout processus de construction, il a un référentiel essentiellement tautologique : il est parce qu’il est. Pour créer du temps politique, l’état a besoin d’un langage propre, d’une nomenclature : l’état est une structure spatio-temporelle dont la principale fonction est de dire, de nommer, de régir afin de déterminer ce qui est et de le différencier de ce qui n’est pas. Le droit est le langage de l’état. Parmi ses fonctions essentielles, il y a celle d’établir un système de mesure du temps politique. C’est le droit qui définit le temps politique et donc, le temps de l’état. Dès lors, de la même manière qu’il existe une « géopolitique » visant à analyser les enjeux de pouvoir sur les territoires, il est essentiel de mettre en exergue une « chronopolitique » qui viserait à analyser les enjeux de pouvoir sur les temporalités.

  • La colonisation comme anti-histoire de l’état.

La colonisation n’est pas un moment de l’histoire. La faire entrer dans l’histoire, c’est lui donner une valeur constructive là où, à l’inverse, elle est un processus de destruction et de négation permanente. L’état s’accapare le monopole de la détermination de l’espace en niant toute autre forme d’habitation que celle définie par lui : des frontières, un intérieur, un extérieur. L’extérieur étant lui-même l’intérieur d’un autre. De la même manière, l’état s’accapare le monopole de la détermination du temps en niant toute forme de continuité en dehors de lui : c’est l’état qui donne naissance, c’est à partir de lui qu’une chose existe. La colonisation tend à étendre l’état occidental comme forme ultime d’organisation sociale. Dès lors, la colonisation ne peut être envisagée autrement que comme un modèle de « dés-historicisation ». Un processus de destruction, d’anéantissement, d’annihilation. Faire de la terre une matière sans histoire c’est une manière pour le colonisateur de la « privatiser » et de la transformer en bien de production et de consommation qui n’a que cette finalité-là. Ainsi, la colonisation ne peut être présentée comme une histoire. Elle en est le strict inverse. Elle est une négation de l’histoire. Elle vient détruire l’histoire, la déformer, l’asphyxier. La colonisation nie tout processus de construction collectif au profit d’un imaginaire colonial fictif – elle est de l’anti-histoire, de la non-histoire. Elle impose des ruptures systématiques à des histoires (de pays, de peuples, d’humains, etc.). Elle crée de la rupture permanente et fait de ces ruptures une continuité structurelle. La colonisation est une négation brute de l’existant, elle érige une temporalité dominante en norme et construit le monde entier autour d’elle. Elle détermine la modernité et le sens du progrès – donc, le sens de « l’histoire ». Ainsi, partout dans le monde, on sera en 2021 alors même que ce calendrier correspond à une histoire propre qui est loin de tous et toutes nous concerner. Autre exemple : le terme « moyenâgeux » qui fait référence à quelque chose de régressif dans le langage courant, est employé dans le sens occidental du terme. Pour les arabes, le Moyen-Âge est une période riche en innovations et dire que quelque chose est « moyenâgeux » devrait vouloir dire le strict inverse.

Dès lors, il est essentiel de déconstruire l’idée selon laquelle il existe une histoire coloniale dominante par rapport à laquelle des histoires de luttes marginales se construisent. Dire ça, c’est subordonner une fois encore les histoires des opprimés et conditionner leur existence à la violence qui veut, au contraire, les détruire. C’est considérer les luttes et les résistances comme une cause, une résultante, et donc rester dans cette vision étatique du temps qui voudrait que l’histoire soit une suite d’événements qui se superposent dans une logique de stricte causalité. Les histoires de luttes ne sont pas des ruptures dans la continuité coloniale. C’est la colonisation qui est une rupture dans les histoires des opprimés ; ils vont être en résistance permanente contre elle. Les luttes fabriquent des ponts par-delà ces ruptures pour justement réinstaurer de la continuité et réaffirmer un processus de construction là où l’état occidental tend à faire croire que rien n’existe en dehors de lui et de ce qu’il définit comme existant.

Certes, les luttes et les révoltes s’exercent à un moment donné, dans un espace donné, mais elles ne sont pas atomiques et déconnectées de toute temporalité propre. C’est justement leur temporalité propre qui les fait exister puisqu’elles sont fondées sur une matrice de temps long (une historicité propre) qu’elle réinvestit sous la forme de savoirs et de connaissances endémiques dans un très court terme. Lutter, c’est remettre de la continuité par-delà les ruptures imposées par le colonisateur. L’histoire des révoltes coloniales n’est pas qu’une histoire anticoloniale. Elle est l’histoire, ou l’ensemble des histoires d’un temps long, niées par la colonisation et qui se réaffirme en permanence. Si on subordonne l’histoire des révoltes coloniales à la colonisation, alors on continue de mettre à la marge les unes au profit de la posture dominante de l’autre. Et de faire de la colonisation un processus de temporalité positive qui aurait construit de la résistance. Ce n’est pas la violence qui crée la résistance, c’est tout ce qui la précède. Si on met en évidence le fait que la colonisation est une anti-histoire qui vise à annihiler tout ce qui existe en dehors d’elle et de l’état qui l’applique, alors on la renvoie à sa marginalité, à sa violence, on la dénormalise et la replace dans ce qu’elle a été réellement : un processus de destruction de l’histoire.

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Routes, voies ferrées et aérienne en Algérie colonisée.
  • Le droit comme métronome de l’état.

L’état, par essence autoritaire, est basé sur deux tensions permanentes qui constituent le socle de son mode opératoire : la répression et le droit. La répression lui sert à dominer l’espace (par sa police notamment), le droit lui sert à dominer le temps (par ses lois notamment). Au-dessus de ces deux axes, l’état s’octroie « le monopole de la violence légitime » parce qu’il se donne le monopole de la détermination des choses. Il définit les choses non pas par ce qu’elles sont, mais par ce qu’elles ne sont pas. En cela il est une entité fondamentalement négative – pour créer un objet il doit en dessiner les contours. Pour créer un espace étatique, il doit dessiner des frontières qui excluent tout l’au-delà. Pour créer un temps politique ordonné, il doit exclure toutes les temporalités « illégales » (cad, hors la loi). La norme est donc une réalité fictive constituée comme base de mesure. Et c’est par rapport à elle et ses contours que toutes les choses vont être déterminées. L’état est par essence un processus de négation et d’exclusion, il ne peut exister sans violence et la première de ses violences est sa puissance létale (matérielle et immatérielle). 

Le droit est la mesure du temps politique de l’état : il définit à partir de quand les choses sont, à partir de quand elles ne sont plus, combien de temps elles durent, etc. Ainsi, les choses sont considérées comme vrai tant qu’il ne les a pas infirmés, quand bien même elles seraient en contradiction totale avec les pratiques sociales (par exemple, la loi du 26 brumaire an IX – 7 novembre 1800 – précisant que « toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir l’autorisation » et donc interdisant aux femmes de porter un pantalon, n’a été abrogé qu’en 2013 !). Le droit crée un temps politiques distinct des réalités sociales effectives et c’est en cela qu’il est une des armes de domination de l’état. Il imprègne l’ensemble des interactions sociales (ça va de la durée d’un mandat d’un président à la durée d’un contrat de téléphonie mobile) et vient en permanence mesurer toute chose, la définir, pour la contraindre (légaliser, c’est contrôler). Le droit crée un cadre temporel stricte en dehors duquel rien n’est légal – et donc potentiellement illégitime.

Le droit est le métronome politique de l’état. Il est violent par essence. Dans le quotidien, les règles légales sont latentes et infiltrent toutes nos actions jusqu’à devenir des réflexes (traverser au passage piéton, ce n’est pas inné). Dans ce que j’appellerais « le quotidien d’exception », les règles légales sont urgentes et viennent, tout à coup, rompre avec un ordre précédent pour créer une nouvelle normalité (les règles héritées des états d’urgence successifs en France qui s’imposent comme un nouvel ordre légal). 

L’état et a fortiori le droit a besoin d’un espace-temps concentrique, ultra-violent parce qu’il est la forme la plus épurée de l’autorité de l’état, pour créer une unité de mesure qui lui permette de se constituer tout entier. Ainsi, par exemple, l’état va définir des états d’urgences qui sont présentés comme des temps très courts d’expression de sa toute-puissance. Or, en état de droit, il n’y a pas d’exception car c’est l’exception qui est structurante. Le propre de l’état d’urgence est de normaliser la violence latente de l’état et de donner à croire que, parce qu’elle est diffuse, elle est supportable. Sans état d’urgence, il n’y a pas d’état de non-urgence – et donc, pas d’état de droit. 

Les états d’urgence sont des catalyseurs légaux commandés par des situations actives de l’état, des situations mobiles (des émeutes, une crise sanitaire, etc.). Or, il existe au sein de l’état une forme d’état d’urgence permanente qui sert d’unité de mesure de base de l’état (statique) : c’est la prison. La prison permet au droit et donc à l’état, d’exister. Elle fait parti de son ordinaire et le structure : le droit n’a aucune viabilité s’il n’est pas sanctionnable. 

La prison n’a rien d’exceptionnelle – elle est une exception fictive structurante. Une unité de mesure puisqu’elle sert à définir l’extrême violence de l’état par rapport à laquelle la violence diffuse se constitue. En créant cet espace-temps exceptionnel fictif, l’état normalise le droit ordinaire, la répression ordinaire, la violence ordinaire et le temps politique ordinaire. La prison est une structure spatio-temporelle de concentration chronique – c’est là que l’un et l’autre sont le plus contraints. C’est donc là que se créent les règles de mesure du temps politique. Sans espace-temps de contrainte ultime, l’état ne peut définir un ordinaire et donc un temps politique qui se voudrait « objectif » et dont la seule finalité est, en réalité, d’être au service de sa propre survie. En prison on est condamné « pour un temps » – à l’état, on est condamné à vie. C’est la différence entre les deux qui normalise la contrainte étatique exercée sur nos temporalités. 

  • Conclusion

La colonisation et la prison sont les exemples archétypaux de la domination de l’état sur le temps. L’état tire son pouvoir de cette autorité auto-conférée de dicter le temps politique. Il se veut être la seule structure de continuité et impose l’idée selon laquelle, de facto, il ne peut exister de société sans état, alors même qu’il tire sa puissance fondamentale de la négation systématique des temporalités propres. L’état est une rupture sociale. C’est parce qu’il nie toutes les autres temporalités, tous les autres processus de construction sociale (qui se fondent essentiellement sur un sens commun du vivre ensemble, une mémoire réelle, une transmission effective) que l’état est despotique. Pour exister, l’état doit contrôler le temps et déformer l’histoire. Rendre la sienne, sélective, comme prépondérante et faire de toutes les autres des anomalies structurelles, des déviances. 

Or, c’est l’état qui est une déviance temporelle. Lui qui se construit a posteriori des sociétés qui le constituent, qui les amalgame, qui les oppresse (et presse). L’état est une anomalie sociale parce qu’il est une anomalie temporelle en soi qui ne se mesure pas parce qu’elle existe mais qui existe parce qu’elle se mesure. Ainsi, résister, c’est aussi créer des liens, des ponts, rompre les ruptures et lier en permanence l’existant. La transmission est un enjeu essentiel des luttes parce qu’elle est ce qui caractérise le temps continue – l’organisation sociale, collective, est un processus en permanente réaffirmation et mutation d’elle-même. Chaque fois que l’état impose sa domination sur le temps, les entités sociales autonomes – marginalisées (allant des peuples opprimés dans les actuelles colonies par exemple, aux habitantes et habitants des quartiers populaires qui ont une construction propre, par exemple encore), réaffirment et transforment leurs savoirs-faires et leurs connaissances de longs termes sur des temps très courts déterminés. Car si l’état a besoin de contrôler pour exister, les sociétés, elles, n’ont pas besoin d’état pour se réinventer.  

Ce soir-là du mois d’août, j’étais restée plus de la moitié de la nuit à écouter mon oncle me raconter l’histoire d’un temps que je ne connaissais pas. Comment quand il avait six ans, tous les midis, il allait avec ma grand-mère porter à manger à la maison d’à côté où se cachaient Boumédiène et d’autres combattants du FLN. Comment on se cachait dans les montagnes, comment on se battait à Aïn Draham. Comment on avait transformé la maison en hôpital de fortune. J’avais une histoire, une histoire qui dépassait largement les frontières du port de La Goulette et qui me permettait enfin de me situer dans une temporalité qui n’était pas fictive. Mes ancêtres ne sont pas gaulois.

On s’était donné rendez-vous « l’année prochaine in shaa Allah ». Pour que lui me raconte car il n’avait encore jamais vraiment raconté. Pour que moi j’écoute car je n’avais encore jamais vraiment entendu. Je crois qu’il n’avait pas envie que « la France m’avale » comme il me disait. « L’année prochaine », chez nous, ça veut dire « la prochaine fois que tu viens en Tunisie ». Une fois, cette « année prochaine » a duré quatre ans.

J’ai fini par rentrer en décembre. Malheureusement, pour enterrer mon oncle et ses histoires. La cour de la maison de famille à Jendouba est silencieuse. Enfin, je crois. Peut-être que je ne sais pas encore lire ce qu’il reste dans les murs. Je ressasse le souvenir de cette nuit avec la nostalgie de toutes celles qui n’ont pas existé. Et la reconnaissance infinie d’avoir pu vivre celle-là. Je la raconte pour que rien ne soit oublié. Et pour qu’on se dise tous que, oui, 1956, c’est vraiment une date de français.