LE FIL DES TRADUCTIONS : INTRODUCTION

Léopold Lambert

Ce texte est l’introduction de The Funambulist 53 (mai-juin 2024) Le Fil des Traductions. Retrouvez l’ensemble du numéro en suivant ce lien.

Carte Traductions

Bienvenue dans le 53e numéro de The Funambulist ! C’est toujours une joie quand nous essayons quelque chose de nouveau. Après avoir publié plusieurs dizaines de numéros, le piège consisterait à se reposer sur ce que l’on sait faire, à se terrer dans sa zone de confort, à utiliser des méthodes que l’on pourrait légitimement qualifier de recettes… Le 18 juillet 2023, nous avons publié un texte intitulé « Traduire The Funambulist : Un engagement » (disponible sur notre site web). Ce court manifeste donnait le coup d’envoi de notre vision plurilingue du magazine, en commençant par une version francophone en novembre 2023, pour évoluer dans le futur proche vers une version hispanophone, et, nous l’espérons, plusieurs autres par la suite. La caractéristique commune de ces langues que nous envisageons pour les traductions du magazine (français, espagnol, arabe, portugais, chinois, hindi, etc.) est qu’elles sont toutes hégémoniques et qu’elles ont été imposées à des millions de personnes par la coercition coloniale ou la pression de l’État. Nous vivons avec cette contradiction car nous comprenons que ces langues sont ce que Kateb Yacine, à l’issue de la Révolution algérienne, appelait fameusement « le butin de guerre ». Plus encore, nous avons à cœur de dialoguer avec le plus grand nombre à l’échelle du monde dans l’esprit historique de l’internationalisme. Cependant, comme je l’avais écrit dans ce court manifeste de juillet, « ces contradictions ne sont tenables que si elles s’accompagnent d’une solidarité pour les initiatives visant à écrire ou traduire dans des langues marginalisées par ces langues impériales. » C’est précisément l’ambition de ce numéro.

Outre les habituelles « News from the Fronts », le superbe texte commandé à l’auteure malgache Marie Ranjanoro, ainsi que la présentation par Kenia Almaraz Murillo de son tissage, Eclipse, ce numéro se compose exclusivement de trente traductions d’un texte écrit pour nous par l’auteure mixe Yásnaya Elena Aguilar Gil sur la politique des langues en relation aux États-nations. Elle y décrit le « linguicide » pratiqué par de nombreux États-nations qui tentent d’uniformiser les pratiques linguistiques dans les limites du territoire qu’ils gouvernent. Elle plaide pour une déhiérarchisation des langues afin de célébrer leur pluriversalité et insiste sur l’importance et la beauté de l’acte de traduction. Yásnaya a écrit son texte dans sa langue maternelle, l’ayuujk, et l’a traduit elle-même en espagnol, qui a ensuite été traduit en anglais et en français. Ces trois versions linguistiques hégémoniques ont été utilisées comme de simples véhicules pour faciliter la traduction du texte dans trente langues non hégémoniques : Albanais, Arménien, Bahasa Indonesia, Bambara, Basque, Bosniaque, Créole guyanais, Créole haïtien, Hausa, Hawaïen, Inuktitut, Irlandais, Cachemiri (Koshur), Kikongo, Kurde, Lao, Mapuche, Créole mauricien, Maya, Mongol, Quechua, Rroma, Shona, Somali, Swahili, Tagalog, Tamazight (Tasahlit), Tamoul, et Ouzbek (voir la carte de ces traductions aux pages 30–31).

Les raisons du choix de ces langues spécifiques sont très subjectives et, heureusement, n’obéissent pas à une règle unique. Certaines sont des langues autochtones associées à une lutte anticoloniale ; d’autres sont des langues parlées par des millions de personnes au sein de leur diaspora dans le monde entier ; d’autres sont des langues parlées dans des régions qui englobent plus d’un État-nation ; d’autres sont des créoles attestant de la Relation (chère à Édouard Glissant) produite par la traite transatlantique, le colonialisme et/ou l’indenture avec des millions de personnes indigènes ou déplacées de force et leurs langues ; d’autres encore ont été historiquement minorisées par des programmes politiques investis dans l’hégémonie d’une seule langue (européenne ou non). D’autres devaient figurer dans ce numéro, mais je n’ai pas trouvé le traducteur adéquat. C’est le cas du māori, du fidjien, du navajo et du yiddish. Dans ce dernier cas, j’ai parlé à une douzaine de traducteurs potentiels, qui m’ont tous fait part de leur manque d’assurance pour traduire en yiddish, alors qu’ils traduisent régulièrement à partir de cette langue. Bien qu’il ne s’agisse que d’une simple anecdote, ce qu’elle révèle sur la culture d’une langue est probablement loin d’être innocent. Le cas du navajo est également intéressant car, dans ce cas, c’est la difficulté de traduire les mots de Yásnaya qui a posé problème. Comme l’explique Geraldene Blackgoat, ancienne contributrice de The Funambulist, si le texte devait être traduit tel quel, la version navajo nécessiterait de nombreuses périphrases et finirait quatre fois plus longue que l’original ! Les langues qui s’appuient sur l’oralité sont également absentes. Cette absence, bien sûr, est due à notre format écrit et ne contribue en rien à la hiérarchisation des langues qui marginalise souvent les langues orales sous le nom de « dialectes » – à cet égard, j’ai apprécié la lecture du livre de Cécile Canut, Provincialiser la langue (2021) durant l’élaboration de ce numéro.

Il est important de souligner ici l’apparente contradiction entre l’argument de Yásnaya et le choix de certaines de ces langues. En effet, sept de ces langues sont les seules langues nationales, respectivement, de l’Albanie (albanais), de l’Arménie (arménien), de l’Indonésie (bahasa indonesia), du Laos (lao), de la Mongolie (mongol), des Philippines (tagalog) et de l’Ouzbékistan (ouzbek). Cependant, l’albanais est également parlé au Kosovo et a constitué une langue de ralliement dans la lutte contre l’oppression serbe. De même, le mongol est également la langue des Mongols vivant sous la domination de la République populaire de Chine. L’arménien ne pourrait pas être associé uniquement au territoire relativement petit appelé « République d’Arménie », mais aussi à un territoire plus vaste en Anatolie et dans le Caucase dont les Arméniens sont autochtones et, bien sûr, à la diaspora. En revanche, le choix du tagalog et du bahasa indonesia est sans doute plus problématique, car ils incarnent tous deux les langues uniques de l’État-nation imposées à des archipels où coexistent de nombreuses langues – et bien sûr, dans le cas de l’Indonésie, cette imposition s’est faite sur les territoires occupés du Timor oriental (indépendant depuis 2002) et de la Papouasie occidentale. C’est d’ailleurs pour cette raison que Sabrina Citra, qui a traduit les propos de Yásnaya, a jugé bon d’ajouter une note à sa traduction (voir pages 72-73). Il convient également de préciser que le bahasa indonesia est très proche du malais et qu’il peut donc prétendre incarner une langue régionale allant de la Malaisie à la Papouasie. Quant au tagalog, on peut ajouter qu’il s’agit d’une langue diasporique florissante en plus d’incarner la langue de l’État philippin.

Huit autres langues sont considérées comme des langues officielles dans leurs contextes respectifs. Dans le cas du bosnien (en Bosnie avec le serbe et le croate), du créole haïtien (en Haïti avec le français), de l’irlandais (en Irlande avec l’anglais), du tamoul (au Sri Lanka avec le cingalais), elles sont associées à une langue dominante selon une logique de contrôle de l’une par l’autre cultivée par ces États-nations. Cette relation particulière entre la langue, l’État-nation et la réminiscence du pouvoir colonial est examinée par Marie Ranjanoro dans le texte « Plumes Noires, Encres Blanches », que nous lui avons commandé pour conclure ce numéro. Elle y déploie – dans sa splendide prose habituelle – les façons dont la langue française est restée la langue par laquelle le pouvoir (par l’État ou par les classes sociales supérieures) est exercé à Madagascar, dans une marginalisation active des langues malgaches.

À l’inverse, le bambara et le shona font partie d’une palette beaucoup plus large de langues officielles respectivement au Mali (avec huit autres langues officielles) et au Zimbabwe (avec quinze autres langues officielles). Quant au somali, il est la langue officielle de la Somalie avec l’arabe, mais fait également partie des cinq langues officielles éthiopiennes. Enfin, le swahili a la particularité d’être la langue officielle de pas moins de quatre Etats-nations : la Tanzanie, le Kenya, l’Ouganda (les trois avec l’anglais) et le Rwanda (avec le français, l’anglais et le kinyarwanda). Nous pouvons considérer que les relations entre ces langues et ces États-nations sont en rupture avec les mots de Yásnaya, et nous pouvons peut-être souhaiter que d’autres langues, plus marginalisées, soient présentées dans ce numéro. Comme d’habitude cependant, la quête d’une langue « pure » – qui ne connaîtrait aucune hégémonie à quelque échelle géographique que ce soit, qui n’aurait été imposée à personne – est une chimère que nous devrions nous abstenir de rechercher. Nous devrions plutôt reconnaître et accepter nos propres contradictions dans la mesure où elles peuvent être à la fois limitatives et fructueuses.

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Kenia Almaraz Murillo tissant l’une de ses œuvres dans son atelier en 2023. / Photo de Robin Ansart.

Il y a quelque chose de vertigineux à penser que les nombreuses décisions de traduction dont nous discutons régulièrement avec notre équipe de traductrices entre l’anglais et le français (Rosanna Puyol Boralevi, Virginie Bobin et Caroline Honorien) et entre le français et l’anglais (Chanelle Adams) ont été multipliées par trente dans ce numéro. Le concept d’« État-nation », par exemple, n’a pas nécessairement de traduction directe dans toutes les langues et a donné lieu à de patientes remises en question de la part de certain*es de nos traducteurices. Ce beau vertige se retrouve également dans les cosmologies que ces trente langues déploient. Si l’on admet que l’on pense par et avec le langage, il est aisé de comprendre que l’on ne pense pas de la même manière en le faisant dans l’une ou l’autre langue. Quiconque est suffisamment à l’aise avec plus d’une langue le sait bien à travers sa propre expérience. Tout comme Jorge Luis Borgès nous invitait à voir un univers quasi-infini contenu dans une bibliothèque (saisir l’immensité de chaque livre, de chaque page, de chaque mot), j’aimerais que les lecteurices lisent ce numéro en éprouvant ce vertige de réaliser comment chaque page de ces trente traductions constitue une porte d’entrée vers un plurivers.

Je voudrais terminer ce texte en remerciant Omar Berrada de m’avoir aidé à réfléchir à la personne que nous pourrions inviter à écrire le texte qui allait être traduit trente-trois fois dans ce numéro. Après quelques conversations, il est apparu clairement que nous aurions de la chance d’avoir Yásnaya, une grande penseuse du langage et de la traduction, comme auteure. Je lui suis très reconnaissant d’avoir accepté cette invitation. Puisse ce numéro être un humble véhicule permettant à ses mots d’atteindre de nombreux endroits du globe, et à vous qui le tenez entre vos mains, je souhaite une lecture inspirée. ■