Bulldozer Politics Leopold Lambert
Un bulldozer Caterpillar D9 de l’armée israélienne détruit une maison palestinienne à Rafah en 2002 pendant la seconde Intifada. / Photo de Khalil Harra.

La Politique du Bulldozer : Introduction
Léopold Lambert

Veuillez noter que ce texte a été publié en 2016, en mettant l’accent sur l’utilisation systématique du bulldozer par l’État israélien pour détruire les maisons palestiniennes depuis 1948. Pour ce numéro, le texte a été légèrement revu mais l’ampleur et l’intensité des violences génocidaires contre les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie cette dernière année, auxquelles le bulldozer prend toute sa place (les révélations récentes sur sa fonction meurtrière la plus directe le montrent encore plus clairement), nécessiteraient un tout nouveau chapitre dans le futur, quand l’acte d’écrire redeviendra possible….

Bienvenue dans le 56e numéro de The Funambulist, le premier d’une série que j’espère longue et qui verra le magazine publié en versions anglophone, francophone et hispanophone. Intitulé La Politique du Bulldozer, il s’agit également d’un numéro particulier, en raison de l’espace important occupé par la présente introduction, ainsi que par un long format de ma chère collègue de bureau, Shivangi Mariam Raj. La raison pour laquelle nous accordons autant d’espace à nos propres contributions est double : le souhait de raviver l’argument que j’ai tenté d’articuler en 2016 dans un petit livre francophone (non traduit), La Politique du Bulldozer : La Ruine palestinienne comme projet israélien, ainsi que de présenter cet argument mis en œuvre par Shivangi Mariam, dans le contexte des démolitions massives au bulldozer organisées par les États indiens contre les maisons musulmanes indiennes.

Ce petit livre est né de l’envie d’écrire alors que nous étions nombreux*ses à assister de loin à à l’invasion israélienne de Gaza durant l’été 2014. Pendant deux mois, nous avons eu l’impression d’assister au pire : des bombardements sans fin depuis des avions, des drones, des chars et de navires, plus de 2 300 Palestinien*nes tués, des dizaines de milliers de personnes déplacées dans la bande de Gaza, des quartiers entiers de la ville en ruines… À l’époque, écrire et faire des cartes était ma propre façon de gérer les émotions accablantes que chaque jour apportait. Dix ans plus tard, après avoir vu pendant des mois comment les formes les plus intenses et les plus meurtrières de la violence coloniale peuvent être normalisées et aggravées, je n’ai tout simplement pas réussi à écrire quoi que ce soit.

Depuis octobre 2023, Israël a utilisé des bulldozers comme armes dans son invasion terrestre de Gaza, profanant plusieurs cimetières et démolissant des maisons palestiniennes que des milliers de bombes n’avaient, pour une raison ou pour une autre, pas encore détruites. Au moment où j’écris ces lignes, fin août 2024, des bulldozers israéliens sont également à l’œuvre à Jénine et à Tulkarem, dans le cadre de l’offensive la plus destructrice et la plus meurtrière menée en Cisjordanie depuis la seconde Intifada (2000-2005). Une telle utilisation stratégique de cette arme particulière ne diffère pas de l’histoire de la politique des bulldozers en Palestine depuis 1948, que j’ai essayé de décrire brièvement dans ce livre. L’idée était de montrer comment l’armée israélienne produit des ruines palestiniennes selon une stratégie claire et précise, en contraste frappant avec le chaos apparemment indiscriminé des débris créés par les démolitions. Le raffinement intentionnel des conditions de destruction est en fait si réfléchi et contrôlé que le processus de ruine s’apparente à son contraire, à savoir la conception d’un projet architectural telle qu’elle est pratiquée par n’importe quel architecte. Il s’agit ici de se défaire de l’image simplifiée du chaos que la destruction et la ruine véhiculent habituellement, pour les envisager dans le cadre de stratégies militaires précises et à long terme, visant à contrôler à la fois l’environnement et la disposition des corps dans l’espace – au même titre que n’importe quel autre projet architectural. Nous sommes beaucoup à être habitué*es à l’action destructrice du bulldozer dans le cadre de démolitions civiles de bâtiments ou de quartiers dans nos villes, une transformation de l’environnement urbain qui est aussi rarement innocente d’un point de vue politique. En Palestine, il a été une véritable arme de guerre dès 1949, lorsque l’armée israélienne a commencé à démolir les ruines des nombreux villages palestiniens vidés de leurs habitant*es l’année précédente.

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Un bulldozer D9 suit un char à Gaza pendant l’invasion militaire israélienne de la bande de Gaza, le 2 novembre 2023.

Fondée en 1925, la société américaine Caterpillar a lancé en 1954 un nouveau modèle de bulldozer appelé Caterpillar D9 qui, depuis lors, a affecté des centaines de milliers de vies palestiniennes. Peu après sa commercialisation, l’armée israélienne est devenue une acheteuse zélée de ce modèle ; elle l’a blindé – comme l’a fait l’armée américaine – et l’a utilisé dans toutes les opérations militaires qu’elle a menées, du Sinaï au Liban. Long de 8 mètres, haut de 4 mètres et large de 4,60 mètres, ce monstre d’acier de 60 tonnes possède un godet avant de 1,80 mètre de haut, ainsi qu’un ripper arrière qui, tel un soc de charrue, peut creuser un sillon de 1,70 mètre de profondeur. Ce dernier outil destructeur a été particulièrement utilisé pendant la seconde Intifada en Cisjordanie et dans la bande de Gaza pour détruire les infrastructures palestiniennes (routes, approvisionnement en eau et égouts).

Le D9 existe en plusieurs variantes, que les agents commerciaux de l’armée israélienne peuvent vanter lors de tests « en situation réelle » lorsqu’ils tentent de les vendre dans les salons militaires internationaux. La version D9T, par exemple, ne nécessite même pas la présence d’un opérateur dans le cockpit du bulldozer, puisqu’elle est télécommandée. En 2008, l’armée israélienne a également conçu une version « Lioness », dont la taille plus haute que large facilite la pénétration dans les tissus urbains denses, qu’ils soient palestiniens ou autres. Aujourd’hui, Caterpillar est l’une des principales entreprises mises en cause pour « complicité ou acquiescement […] dans des violations réelles et potentielles des droits de l’homme » par de nombreuses organisations non gouvernementales, dont Human Rights Watch. Les appels lancés à l’entreprise américaine pour qu’elle cesse de vendre ses produits au fabricant d’armes gouvernemental Israel Military Industries (dans le cadre du programme américain de ventes militaires à l’étranger), ainsi que le boycott encouragé par la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), sont jusqu’à présent restés lettre morte.

Un personnage tristement célèbre revient tout au long de ce livre : Ariel Sharon, surnommé « Arik le bulldozer ». Il a été l’un des principaux instigateurs de l’utilisation systématique des bulldozers dans les contextes urbains de Gaza et de Cisjordanie, mais aussi au Liban et dans le Sinaï égyptien. Tout au long du livre, il est cité dans les différents postes militaires et politiques qu’il a occupés entre 1948 et 2006, avant un accident vasculaire cérébral qui l’a plongé dans le coma pendant huit ans et son décès en 2014. Chef de section pendant le nettoyage ethnique de la Palestine en 1948 au sein de la Haganah (principale organisation paramilitaire sioniste avant la création de l’État d’Israël), il devient ensuite commandant d’une unité blindée lors de l’invasion du Sinaï et de Gaza, puis général à la tête du Commandement Sud de l’armée israélienne entre 1969 et 1973. Il occupe le poste de ministre de l’Agriculture entre 1977 et 1981 (pendant les premières formes de colonisation civile de la Cisjordanie), juste avant de prendre la tête du ministère de la Défense, où il supervise l’invasion du Liban en 1982. Enfin, il est Premier ministre (2001-2006) pendant la seconde Intifada et le désengagement israélien de la bande de Gaza en 2005, qui en fait une prison à ciel ouvert, régulièrement bombardée par les forces aériennes et navales israéliennes et envahie par l’armée de terre.

Les vastes responsabilités militaires et politiques de Sharon – il a également été ministre de l’industrie, du logement, de l’énergie et des affaires étrangères – ne sont pas le fruit du hasard. Le processus de dégradation des conditions de vie des Palestinien*nes dépasse le cadre purement militaire, puisque le gouvernement israélien le met en œuvre en collaboration avec la société civile. On constate l’aspect résolument constructiviste de son projet, qu’il se matérialise par la construction soutenue et planifiée d’infrastructures ségrégatives, ou par des destructions concomitantes.

Les parties suivantes sont quelques-uns des chapitres revisités (et traduits) du livre. Elles suivent un ordre chronologique inversé, nous faisant remonter de l’époque récente à la Nakba, et démontrant que l’utilisation de bulldozers pour la destruction systématique de maisons palestiniennes (et même de leurs ruines) est à l’œuvre depuis le nettoyage ethnique de 1948. Le titre de chaque partie contient une date et un lieu clés qui illustrent des processus de destruction qui s’étalent à leur tour dans l’espace et dans le temps.

1er juillet 2014, Idhna
Démolitions punitives ///
Le 23 juin 2014, l’armée israélienne a décidé de relancer sa stratégie de démolition punitive des maisons palestiniennes, qu’elle avait précédemment jugée contre-productive et abandonnée en février 2005. Le 1er juillet, les soldat*es israélien*nes ont dynamité la maison de la famille nombreuse de Ziad Awawdeh. Ziad est un Palestinien d’Idhna (près d’Hébron), qui était alors détenu et en attente de jugement pour avoir tué un policier israélien. L’organisation israélienne Hamoked avait déposé plusieurs recours contre cette destruction punitive auprès de la Cour suprême israélienne, insistant sur le fait qu’un tel acte constituait une violation du droit international. Mais tous ont été rejetés, la Cour estimant que l’effet dissuasif d’une telle mesure était légitime. Le 11 août, l’armée israélienne a détruit deux autres maisons palestiniennes à Hébron, suivies en novembre par cinq autres à Jérusalem – à chaque fois pour des raisons punitives visant les familles et/ou l’entourage de Palestinien*nes poursuivis pour des attaques ponctuelles contre des Israélien*nes.

Cette méthode de démolition punitive de maisons est utilisée par l’armée israélienne depuis 1967, date à laquelle elle a envahi Jérusalem-Est, ainsi que la Cisjordanie, la bande de Gaza, le Sinaï en Égypte et le plateau du Golan en Syrie. Hamoked recense près de 1 800 cas de démolition punitive ou de mise sous scellés de maisons palestiniennes entre 1967 et 1998. Cette méthode a été suspendue de 1998 jusqu’à la seconde Intifada, lorsque l’armée israélienne a de nouveau détruit 664 maisons de proches de combattants palestiniens, laissant 4 182 personnes sans abri.

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Une dalle de béton d’environ un mètre d’épaisseur a été coulée par la police israélienne dans une maison palestinienne à Jérusalem dans le cadre de mesures de punition collective. / Photo de Jacob Burns/Amnesty International (2015).

Un rapport de 2014 de Jacob Burns pour Amnesty International a également illustré une autre méthode de ruination utilisée par la police de Jérusalem. Après l’attaque d’une synagogue en novembre 2014 qui a tué six Israéliens, la police a démoli la maison de l’un de ses auteurs (qui a été tué lors de l’attaque initiale), laissant sa femme et ses trois enfants sans abri. L’autre auteur de cette attaque vivait avec son grand-père, également à Jérusalem-Est. Dans son cas, la police israélienne a utilisé une technique différente, en déversant 90 tonnes de béton dans les pièces où il vivait, en ne laissant qu’un mètre environ entre le béton et le plafond de chaque pièce. Il s’agit d’une forme particulièrement vicieuse de punition collective, car la maison s’effondre rapidement dans le ravin adjacent sous le poids du béton qui y a été coulé. Ici, le processus de ruine est d’abord dissimulé, car il est contenu dans l’habitation (à l’exception d’une fenêtre brisée pour y verser le béton), et son effondrement spectaculaire se produit plus tard, après le retrait de la police.

Ce cas de démolition punitive de maisons palestiniennes est basé sur une loi sur l’état d’urgence introduite par le mandat colonial britannique en 1945. Cette législation précise qu’un commandement militaire peut ordonner la destruction d’une maison ou d’un terrain à partir duquel une attaque ennemie est suspectée d’avoir été menée, ou s’il appartient à des parents d’attaquants présumés. Pourtant, cet article avait été annulé avant même la fin du mandat (1948), son esprit ayant été rendu caduc par la quatrième convention de Genève (1949).

Cette logique de punition collective se retrouve bien sûr dans les bombardements de Gaza, mais aussi dans d’autres opérations de la police de Jérusalem qui, après qu’un ou plusieurs quartiers palestiniens occupés de l’est de la ville aient été le théâtre de manifestations, envoie ses camions pulvériser du « skunk » (une solution chimique pestilentielle) sur leurs murs. Cette dégradation des conditions de vie des Palestinien*nes peut également être comprise comme un processus de ruination, bien que dans ce cas la structure de leurs habitations ne soit pas visée.

Le processus de ruination s’étend également à la démolition régulière de maisons palestiniennes considérées comme ayant été construites illégalement à Jérusalem et en Cisjordanie. Depuis la signature secrète des accords d’Oslo en 1993 entre le gouvernement israélien et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), la Cisjordanie a été divisée en trois zones appelées A, B et C. La zone A comprend toutes les villes palestiniennes (Hébron étant une exception), théoriquement sous le contrôle civil et policier de l’Autorité palestinienne – alors qu’en fait, il est on ne peut plus clair que l’armée israélienne se réserve le droit d’envahir périodiquement les villes palestiniennes (en particulier Jénine, Naplouse et Tulkarem) et de mener des raids militaires meurtriers ou des frappes de drones. La zone B, zone d’interface, est théoriquement contrôlée à la fois par l’Autorité palestinienne et par l’armée israélienne. La zone C occupe plus de 63 % de la Cisjordanie et est sous le contrôle absolu de l’armée israélienne. Aucune structure palestinienne ne peut être construite sur 70% de la zone C (soit 44% de la Cisjordanie), et la construction sur les 30% restants (19% de la Cisjordanie) doit être autorisée par l’administration civile israélienne selon des conditions particulièrement strictes et restrictives. De nombreux Palestinien*nes construisent donc sans cette autorisation, une exigence qui normalise l’occupation et sa législation militaro-administrative. Entre 2000 et 2012, l’administration civile a ordonné la démolition de 9 682 maisons palestiniennes (aux frais de leurs habitant*es), et a utilisé les ressources de l’armée pour en détruire 2 829.

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Une dalle de béton d’environ un mètre d’épaisseur a été coulée par la police israélienne dans une maison palestinienne à Jérusalem dans le cadre de mesures de punition collective. / Photo de Jacob Burns/Amnesty International (2015).

10 avril 2002, Jenin
Destructions contre-révolutionnaires pendant la seconde Intifada ///
Bien qu’il soit difficile de fixer une date précise pour marquer le début de la seconde Intifada, il semble raisonnable de considérer que le 28 septembre 2000, date de l’invasion spectaculaire de l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem-Est par le chef du Likoud Ariel Sharon, a marqué le début de cinq années de confrontations asymétriques. Dans les mois qui suivent cet événement, les actions et les discours résolument agressifs de Sharon semblent porter leurs fruits auprès de l’électorat israélien, puisqu’il est élu Premier ministre au suffrage universel direct – méthode abandonnée depuis – avec plus de 62% des voix, en remplacement d’Ehud Barak, en février 2001.

L’année 2002 est marquée par les multiples sièges de villes palestiniennes par l’armée israélienne, tant en Cisjordanie qu’à Gaza. A Ramallah, la Mouqataa (siège de l’Autorité palestinienne), où se trouvait le président Yasser Arafat, a été assiégée tout au long du mois d’avril. Les camps de réfugié*es de Gaza et de Cisjordanie, qui abritent plus d’un demi-million de personnes et constituent des sites clés de la résistance palestinienne, ont été particulièrement visés. En janvier, les bulldozers D9 de l’armée israélienne ont détruit plus d’une centaine de maisons dans le camp de réfugié*es de Rafah, laissant environ 1 600 personnes sans abri. Le siège du camp de Naplouse, trois mois plus tard, a été porté à la connaissance du public d’architectes par l’étude bien connue d’Eyal Weizman dans Hollow Land (2007, traduit partiellement en francais sous le titre À travers les murs, 2008). Weizman a notamment décrit la manière dont le général de brigade Aviv Kochavi – aujourd’hui commandant en chef des forces d’occupation israéliennes – a mené l’attaque de ses soldat*es en creusant les murs des maisons palestiniennes de l’intérieur, permettant ainsi à l’invasion de se dérouler à l’intérieur plutôt que dans les rues du plus grand camp de réfugié*es de Cisjordanie. Dans ce cas, la ruination est terriblement efficace, laissant d’énormes trous dans les murs séparant les maisons des voisins, tout en restant invisible de l’extérieur.

Entre le 2 et le 18 avril 2002, les 13 000 habitant*es du camp de réfugié*es de Jénine ont été assiégés par l’armée israélienne, qui cherchait à anéantir les factions armées de la résistance palestinienne. Les premiers jours de l’invasion ont été caractérisés principalement par des mouvements de troupes israéliennes soutenus par des bombardements d’hélicoptères. Cependant, le 9 avril, treize soldats israéliens sont tués dans une embuscade, précipitant la destruction du camp qui avait déjà commencé le 4 avril. A partir du 10 avril, les bulldozers D9 pénètrent dans le quartier de Hawashin où a eu lieu l’embuscade, et entreprennent de creuser des rues suffisamment larges pour que les chars israéliens puissent passer à travers le tissu urbain dense du camp, détruisant des pans entiers des bâtiments adjacents – une stratégie déjà utilisée dans le passé. Cependant, les démolitions ne se sont pas limitées à fournir un soutien logistique aux troupes israéliennes, mais leur ont permis d’utiliser des chars d’assaut dans la bataille. Les bulldozers sont devenus le principal moyen de détruire l’environnement bâti palestinien, dans l’indifférence absolue de la présence ou non d’habitant*es à l’intérieur. Les bulldozers D9 ont travaillé sans relâche pour détruire plus de 140 maisons et en endommager plus de 200 autres, tuant de nombreux Palestinien*nes qui n’avaient pas fui leur maison et laissant 4 000 autres sans abri.

Le témoignage le plus précis de cette destruction systématique est celui de Moshe Nissim, l’un des opérateurs de bulldozers D9 lors de la destruction du camp de Jénine. Loin de se repentir, il décrit les 75 heures de travail qu’il a passées « à moitié nu » au volant de son engin de démolition, avec pour seule nourriture quelques sandwiches et des bouteilles de whisky. Semblant souffrir de troubles obsessionnels – mis en évidence, par exemple, par sa fascination pour l’équipe de football israélienne de Jérusalem, Beitar, connue pour le racisme de ses supporters – son témoignage fait état de ses demandes incessantes à son commandement pour qu’il soit autorisé à détruire toujours plus d’immeubles palestiniens :

« Je suppliais pour avoir du travail : “Laissez-moi finir une autre maison, ouvrir une autre piste”. […] Je voulais tout détruire. J’ai supplié les officiers, par radio, de me laisser tout détruire, de haut en bas. Pour tout raser. Je ne pouvais pas m’arrêter. Je voulais travailler et travailler. […] Je n’arrêtais pas de demander plus de missions ».

L’ensemble des témoignages révèle une instabilité mentale qui a poussé l’organisation israélienne Gush Shalom à s’interroger sur les raisons pour lesquelles un individu aussi peu formé a pu se retrouver au volant d’un engin aussi destructeur. Néanmoins, même cette interrogation semble témoigner d’une certaine confiance dans la volonté de l’armée israélienne de s’autoréguler et de juger les exceptions à sa règle « humanitaire » autoproclamée. Cependant, le caractère exceptionnel de Nissim au sein de cette armée n’est lié qu’à son stakhanovisme débridé, et non à la nature de ses actions, qui s’inscrivent pleinement dans la logique examinée dans ce livre. A cet égard, on peut noter que l’unité à laquelle il appartenait a reçu par la suite du haut commandement – « une citation officielle pour services rendus à la patrie ».

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Le camp de réfugié*es de Jénine après les destructions israéliennes massives d’avril 2002, pendant la deuxième Intifada.

De même que l’action de Nissim ne peut être comprise comme exceptionnelle, le chaos de ruines et de décombres qu’elle a provoqué ne doit pas être considéré comme aléatoire ou sans discernement. Le fait que des maisons soient détruites est d’une importance significative, représentant une attaque vitale et personnelle. Ce harcèlement s’applique en particulier à une population déjà réfugiée depuis longtemps, car cette destruction rappelle toutes les destructions de villages palestiniens subies par les anciens depuis 1948. Comme le dit Nissim lui-même, « j’ai trouvé de la joie dans chaque maison qui tombait, parce que je savais que ça ne les dérangeait pas de mourir, mais qu’ils tenaient à leur maison. Si vous démolissez une maison, vous enterrez 40 ou 50 personnes pour des générations. Si je regrette quelque chose, c’est de ne pas avoir démoli tout le camp ».

Néanmoins, son observation s’inscrit toujours dans une logique de destruction « négative », mais il décrit également cette destruction avec des termes qui, à l’inverse, suggèrent une construction « positive ». Il affirme par exemple avoir créé un stade au milieu du camp de réfugié*es. L’importance de cette déclaration réside dans le contraste suggéré entre la destruction de plus d’une centaine de maisons palestiniennes et l’aspiration à un acte créatif qui résulte de ce nivellement. Nous pouvons voir ici une application de la pensée architecturale à l’œuvre dans l’utilisation du bulldozer par l’armée israélienne et le remplacement des moyens de subsistance palestiniens par l’infrastructure sioniste.

De même, la façon dont les rues du camp ont été élargies pour permettre aux chars israéliens de circuler rappelle la transformation massive du tissu urbain de Paris par le baron Haussmann entre 1852 et 1870. Haussmann a combiné ses ambitions d’hygiénisme – une terminologie souvent utilisée par les théoriciens de la contre-insurrection – avec des fonctions contre-révolutionnaires contre les nombreuses révoltes prolétariennes de l’époque. Il construit de larges boulevards qui permettent aux troupes régulières et à leur artillerie d’avancer rapidement à travers la ville en cas de besoin. La reconstruction du camp de Jénine est intéressante à observer à cet égard. Bien qu’elle ait été réalisée sous l’égide de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugié*es de Palestine dans le Proche-Orient) et non de l’armée israélienne, l’écrivain et commissaire d’exposition Justin McGuirk, et Weizman après lui, ont tous deux insisté sur les débats qui ont eu lieu pour déterminer s’il fallait reconstruire les ruelles sinueuses d’avant le siège, ou élargir les rues du camp reconstruit. Contre l’avis du comité populaire du camp, l’UNRWA a finalement opté pour cette dernière option, arguant qu’il serait plus facile pour les ambulances d’entrer dans le camp en cas de nouveau siège, alors qu’elles en avaient été empêchées par l’armée israélienne en 2002. On peut donc affirmer que l’urbanisme du camp de Jénine offre des conditions faciles à son invasion par l’armée israélienne. En ce sens, cette décision peut être pleinement considérée comme un projet architectural de cette même armée, bien qu’elle ne soit pas impliquée dans la décision.

Juillet 1971, Rafah
La « pacification » de Gaza selon Ariel Sharon ///
En décembre 1969, Ariel Sharon est nommé à la tête du commandement sud de l’armée israélienne, deux ans après avoir mené la campagne israélienne d’invasion du Sinaï jusqu’au canal de Suez. L’occupation militaire et bientôt civile de Gaza, de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie, qui a accompagné cette campagne et s’est poursuivie depuis, a intensifié la résistance palestinienne, en particulier dans la bande de Gaza. En octobre 1970, la première colonie israélienne post-1967 y a été établie, suivie de six autres au cours des huit années suivantes. Sharon a réussi à convaincre l’état-major de l’armée israélienne qu’il pouvait prendre le commandement d’une mission contre-révolutionnaire à Gaza, et s’est ensuite donné les moyens de le faire.

Ses mémoires sont utiles pour comprendre les méthodes qu’il a utilisées. Il les décrit en termes de prétendue précision chirurgicale, ne frappant que les membres de l’OLP sans affecter le reste de la population gazaouie ; un mensonge utilisé à d’innombrables reprises lors des invasions successives de Gaza jusqu’à aujourd’hui. La façon dont Sharon décrit sa reconnaissance de la bande de Gaza témoigne à la fois de sa quête de contrôle absolu et de son auto-romantisation :

« Je me levais à l’aube et, muni d’un casse-croûte et d’une gourde d’eau, […] je partais explorer une zone donnée. Jour après jour, systématiquement, j’inspectais chaque mètre carré de chaque camp de réfugiés et de chaque orangerie… ».

La zone mentionnée par Sharon dans cet extrait correspond à une grille de carrés de 1 500 mètres de côté. Il a appliqué cette grille aux 360 kilomètres carrés de la bande de Gaza figurant sur les cartes militaires israéliennes, puis a assigné le contrôle à autant d’escouades de soldat*es israélien*nes qu’il y a de carrés. Nous pouvons reconnaître ici la nécessité historique pour les forces contre-révolutionnaires de compartimenter administrativement les environnements urbains qui échappent à leur contrôle. On peut penser, par exemple, aux opérations de « pacification » menées en Algérie par le maréchal Bugeaud et l’armée française dans les années 1840. Un tissu urbain aussi dense et politiquement crucial que celui de la Casbah d’Alger a été notamment détruit, et les rues et les maisons ont été administrées par dénomination et numérotation, afin de rendre le contrôle plus efficace. S’il n’est pas certain que Sharon ait lu le petit manuel écrit par Bugeaud après la révolution parisienne de 1848, La Guerre des rues et des maisons, il y a fort à parier qu’il connaissait les méthodes et les actions du maréchal français.

À Gaza, Sharon décrit une série de méthodes utilisées par ses soldat*es pour localiser et détruire les cachettes et les bunkers de l’OLP, mais il ne mentionne qu’une seule fois les destructions massives causées par cette mission de contre-insurrection :

« Les camps occupaient des zones relativement petites, mais ils étaient densément peuplés. […] Au fil des ans, les familles se sont agrandies et ont ajouté des chambres et des appentis, créant un goulot d’étranglement qui ne laissait que d’étroits passages de trois ou quatre pieds de large entre les masures. Ce labyrinthe était idéal pour les terroristes [sic]. J’ai donc fait élargir les allées pour faciliter le travail de nos patrouilles. Pour ce faire, nous avons dû démolir un grand nombre de masures et reloger leurs occupants ».

La description de Sharon sous-estime largement l’ampleur de ces démolitions, ainsi que la violence de leurs moyens, puisqu’elles ont été effectuées par des bulldozers Caterpillar D9, déjà décrits plus haut. Environ 2 500 maisons ont été démolies à Rafah, en particulier dans son camp de réfugié*es, où les rues étroites ont été élargies pour faciliter le passage des véhicules de l’armée israélienne. Ce n’est pas un hasard si le surnom de « boulevards de Sharon » donné à ces percées rappelle les boulevards haussmanniens de Paris, décrits plus haut. En 1971, 16 000 habitant*es de Rafah se retrouvent sans abri, car les solutions de relogement dont parle Sharon ne peuvent être trouvées que dans deux nouveaux quartiers construits (appelés Brésil et Canada) par le gouvernement israélien. Le relogement n’est possible qu’à condition de renoncer au statut de réfugié*e et donc au « droit au retour » sur ses terres dans d’autres parties de la Palestine – une condition tout simplement inacceptable pour la plupart des Palestinien*nes concerné*es.

Ce processus de destruction massive au bulldozer était loin d’être le dernier à Gaza, et à Rafah en particulier. À la suite des accords de Camp David de 1978 entre Israël et l’Égypte, l’armée israélienne a évacué le Sinaï, qu’elle occupait depuis 1967, et a démantelé les colonies civiles israéliennes qui s’y trouvaient, détruisant ces dernières pour que la population égyptienne ne puisse pas en bénéficier – cette tactique sera répétée à Gaza lors du « désengagement » de 2005. Gaza, qui n’avait jamais été séparée du Sinaï depuis 1948 (sous contrôle égyptien jusqu’en 1967, date à laquelle les deux ont été occupés par l’armée israélienne), a eu une frontière militarisée avec l’Égypte en avril 1982. À cette fin, l’armée israélienne – dont le ministre de la défense de l’époque était Ariel Sharon – a détruit plus de 300 maisons palestiniennes à Rafah, coupant la ville en deux et établissant une zone de patrouille israélienne entre les parties palestinienne et égyptienne.

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Carte de la Palestine montrant l’emplacement des cinq géographies clés mobilisées dans cette introduction. / Carte de Léopold Lambert (2024).

Lorsque Sharon était à la tête du gouvernement israélien (2001-2006), l’utilisation des bulldozers a été systématisée en tant qu’arme de guerre. En 2002, des Caterpillar D9 détruisent le tarmac de l’aéroport international Yasser Arafat de Rafah, inauguré en grande pompe quatre ans plus tôt, à la suite des accords d’Oslo de 1993. Entre 2001 et 2004, 2 500 maisons palestiniennes ont été démolies à Gaza, dont les deux tiers à Rafah et surtout le long de la frontière. La zone de patrouille israélienne qui « creusait » le tissu urbain de Rafah en 1982 avait une largeur de 20 à 40 mètres. En 2004, il ne s’agit plus d’une zone de patrouille mais d’un véritable no man’s land militarisé de 300 mètres de large, séparant les parties égyptienne et palestinienne de la ville. Cette zone tampon permet aux bulldozers israéliens de démanteler une partie des tunnels qui permettent à la population de Gaza d’accéder à de nombreux produits interdits par le blocus israélien et de faire circuler des armes pour la résistance palestinienne.

Cependant, les démolitions ne se limitent pas à la partie palestinienne de la ville. En effet, le gouvernement égyptien du général Abdel Fattah al-Sissi, au pouvoir depuis le coup d’État militaire de juillet 2013 et les élections contestées qui l’ont suivi, a bel et bien entrepris de démolir la ville frontalière dans le but évident d’interdire tout lien avec la bande de Gaza. En mars 2015, la largeur de la zone tampon du côté égyptien a été augmentée de deux kilomètres, et la démolition du reste de la ville a eu lieu en 2015-16.

Les démolitions initiées par Ariel Sharon en 1971 n’étaient donc que la première étape d’une nouvelle série de destructions de l’environnement bâti palestinien. La frontière à l’intérieur de Rafah, longtemps matérialisée par la seule présence de barils métalliques, forme désormais une « ligne de faille » de plus en plus large, détruisant toutes les habitations sur son passage. Une fois de plus, les démolitions entreprises par l’armée israélienne depuis 76 ans doivent être comprises à la fois pour leurs effets destructeurs et pour leur patiente formation d’un terrain propice à la réalisation de la colonisation de la Palestine. Ces démolitions font partie intégrante des stratégies militaires territoriales, dont les ruines et les décombres ne doivent pas nous détourner de leur précision. Rappelons également que ces politiques de bulldozer s’ajoutent aux bombardements meurtriers de l’armée israélienne sur la bande de Gaza.

7 juin 1967, Jérusalem
Effacement dans la vieille ville ///
Après l’invasion du Sinaï en 1956 par les armées israélienne, française et britannique, suite à la nationalisation du canal de Suez par le président égyptien Gamal Abdel Nasser, l’ONU met en place une « Force d’urgence » (FUNU) pour faciliter le retrait des troupes étrangères de la péninsule égyptienne. Le 15 mai 1967, plus de dix ans après le déploiement de cette force, Nasser demande avec succès son retrait du sol égyptien et redéploie une partie de l’armée nationale dans la péninsule. Ce mouvement de troupes égyptiennes continue d’alimenter le récit démagogique israélien d’une agression militaire imminente contre Israël.

Le 5 juin 1967, sous la pression du tout nouveau ministre de la défense Moshe Dayan et de plusieurs généraux dont Ariel Sharon, le gouvernement israélien ordonne l’invasion de la bande de Gaza et de la péninsule du Sinaï. Deux jours plus tard, l’armée israélienne envahit la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Tulkarm et Qalqilya sont deux des premières villes envahies. Sept mille des 25 000 habitant*es de Tulkarem ont fui et sont devenus des réfugié*es. Les expulsions systématiques et les démolitions de maisons qui avaient caractérisé la Nakba de 1948 se sont également poursuivies pendant la Naksa à Qalqilya, qui a vu près de la moitié de ses 2 000 maisons détruites par l’armée israélienne, créant ainsi 12 000 réfugié*es supplémentaires. Plus près de Jérusalem, trois villages – Imwas, Yalou et Beit Nuba (8 000 habitant*es au total) – ont été entièrement expulsés puis détruits par les soldat*es, répétant ainsi un processus auquel des dizaines de villages de la région (de l’autre côté de la « ligne verte ») avaient été soumis un peu moins de vingt ans plus tôt.

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Destruction du quartier des Maghrébins après l’invasion de Jérusalem-Est en juin 1967. / Photo de Dan Hadani.

Ce même 7 juin, l’armée israélienne a envahi la vieille ville de Jérusalem. Les soldat*es israélien*nes ont pénétré sur le site sacré de la mosquée Al Aqsa et ont installé un drapeau israélien au sommet du Dôme du Rocher. Deux jours après l’invasion, alors que l’armée israélienne envahissait également le plateau du Golan, à la frontière entre la Syrie et la Palestine, les bulldozers israéliens sont entrés dans la vieille ville et ont détruit 139 maisons dans le quartier des Maghrébins (parfois aussi appelé « des Marocains ») afin de dégager la place qui existe actuellement devant le Mur occidental (« Kotel » en hébreu, « Al Buraq » en arabe). Les habitant*es palestinien*nes de ces maisons n’ont été autorisés à prendre que quelques objets personnels avant d’être expulsé*es par les soldat*es israélien*nes. Plusieurs d’entre eulles ont été tué*es dans leur sommeil par la démolition nocturne de leur maison. Le travail des bulldozers a été constant pendant deux jours et deux nuits, dans une stratégie claire de « fait accompli », anticipant une éventuelle intervention des Nations Unies. Dans la matinée du 12 juin, moins d’une semaine après l’invasion, le quartier des Maghrébins était entièrement détruit et ses habitant*es qui avaient survécu à la démolition étaient devenus des réfugié*es. En 2014, les autorités israéliennes ont construit une nouvelle rampe le long du Mur occidental pour permettre aux colons et aux touristes d’accéder à l’enceinte de la mosquée Al Aqsa sans l’autorisation du Waqf de Jérusalem, nommé par la Jordanie et chargé de l’accès au lieu saint.

L’invasion de la vieille ville en juin 1967 a déclenché un processus qui est toujours à l’œuvre aujourd’hui, par le biais du vol minutieux mais systématique d’un bâtiment après l’autre (parfois, d’un appartement après l’autre). Par exemple, les Arménien*nes palestinien*nes luttent actuellement contre la poursuite de la colonisation de leur quartier dans la vieille ville. En novembre dernier, à Cow’s Garden (la partie la plus au sud-ouest de la vieille ville), un bulldozer accompagné de la police israélienne a détruit une partie du parking existant devant une barricade portant le drapeau arménien. La colonisation de la vieille ville par le bulldozer reproduit à plus petite échelle les mêmes logiques spatiales que celles à l’œuvre dans le reste de la Palestine.

18 juillet 1948, Lubya
La ruine palestinienne et son absence ///
La Nakba de 1948 a vu le déploiement du Plan Daleth (Plan D), le nettoyage ethnique de quelque 800 000 Palestinien*nes (la moitié de la population) d’un territoire assimilé comme celui d’Israël aujourd’hui – appelé « ‘48 » par la plupart des Palestinien*nes. La date à laquelle le déplacement de la population palestinienne a commencé est un élément important du récit de la fondation de l’État israélien. En tant que tel, il est souvent attribué à la fin du mandat britannique – concomitante et consubstantielle à la déclaration de fondation de l’État d’Israël – ainsi qu’à l’entrée en guerre des États voisins (Égypte, Jordanie, Syrie et Irak) le 15 mai 1948. Les destructions et les déplacements de population causés seraient ainsi imputables à la guerre – dont la symétrie affirmée n’est pas étayée par les faits (115 000 soldat*es israélien*nes ont été engagés contre quelque 50 000 combattant*es arabes).


Néanmoins, comme le montre l’historien israélien Ilan Pappé, le nettoyage ethnique avait déjà commencé en mars de la même année, de sorte que fin avril, 250 000 Palestinien*nes avaient déjà été expulsé*es et 200 villages palestiniens détruits. La ligne de conduite de la Haganah est la suivante : détruire les poches de résistance dans chaque village palestinien – la résistance est très faible avant le 15 mai – expulser la population, puis dynamiter ou même miner chaque maison une à une, pour empêcher leur retour. En juillet 1949, 531 villages avaient été ainsi vidés et détruits.

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Photo aérienne montrant la forêt qui a plantée sur les ruines de Lubya, ainsi que l’emplacement du kibboutz de colons voisin de Giv’at Avni.

En 1949, le même territoire investi par l’État d’Israël était déjà parsemé de ruines de villages palestiniens, dont la présence rappelle l’existence du peuple palestinien sur cette terre. Les ruines ont le pouvoir d’éveiller les sens de ceux qui les voient. En tant que vestiges, les traces d’une architecture originale témoignent de la vie qu’elle a abritée. Dès le début des années 1950, le gouvernement israélien a entrepris de dissimuler ces ruines, soit en les détruisant complètement, soit en les utilisant comme fondations de nouvelles villes – de nombreuses mosquées ont ainsi été réaffectées à de nouvelles fonctions – et en y plantant des forêts. Ce dernier aspect est particulièrement intéressant en termes de gouvernance. En effet, l’organisme chargé de la plantation de forêts en Israël est le Fonds national juif (JNF), une organisation non gouvernementale qui faisait autrefois partie de l’Organisation sioniste mondiale. Fondé en 1901, le JNF était chargé jusqu’en 1948 de collecter des fonds auprès des membres de la diaspora juive pour l’achat de terres en Palestine. Ces collectes étaient effectuées au moyen de petites boîtes à monnaie en métal sur lesquelles figuraient soit une carte de la Palestine, soit le futur drapeau israélien.

Ces boîtes à monnaie ont continué d’exister après la création de l’État d’Israël, bien que celle-ci ait semblé les rendre obsolètes. En effet, en 1950, la vocation du JNF est passée de l’achat de terres à la gestion des terres dont les Palestinien*nes avaient été expulsé*es, et à leur boisement potentiel. Depuis lors, les petites boîtes à monnaie du JNF encouragent les individus favorables à la politique israélienne à planter des arbres sur les terres ethniquement nettoyées lors de la Nakba. Ainsi, la forêt de Birya (l’une des plus grandes plantées par le JNF), qui s’étend sur 20 000 dunums (2 000 hectares) au nord du lac de Tibériade, cache les ruines de pas moins de six villages palestiniens.

A une quinzaine de kilomètres au sud de Birya, on trouve la forêt de Lavi – ainsi que le kibboutz du même nom, fondé en 1949 – et le village israélien de Giv’at Avni (dont la construction ne date que de 1991 et progresse toujours selon son plan directeur semi-concentrique). Sous la forêt se cachent les ruines du village palestinien de Lubya, qui comptait 2 730 habitant*es avant 1948. Le village a été attaqué le 18 juillet 1948 par la Haganah et immédiatement détruit à la dynamite.

Dans le film The Village Under the Forest (2013) de Mark J. Kaplan et Heidi Grunebaum, un vétéran israélien de la Haganah appelé Shimon Nachmani (qui a participé à la capture de Lubya) explique qu’un kilogramme de dynamite placé au centre de chaque maison suffisait à la démolir.

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La tombe d’Al-Nabi Shwamin dans la forêt plantée par le Fonds national juif sur les ruines de Lubya. / Photo de Hanay (mai 2014).

Ce que la dynamite ne détruisait pas complètement, les bulldozers s’en chargèrent en 1949, démolissant de nombreuses ruines de villages palestiniens au début des années 1950. Le nivellement final de Lubya n’a été achevé qu’en 1965, et lorsqu’en 1991 le village israélien de Giv’at Avni a été fondé non loin du kibboutz Lavi, le JNF a planté une forêt de pins recouvrant les derniers vestiges des habitations palestiniennes. Une partie de cette forêt a été baptisée « La forêt d’Afrique du Sud », en hommage revendiqué à la diaspora juive sud-africaine (dont Heidi Grunebaum fait elle-même partie) – un groupe qui avait contribué financièrement à la fondation de la forêt par le biais de boîtes à monnaie et d’autres dons au JNF. Cependant, l’ambassadeur d’Afrique du Sud en Israël s’est distingué en 2013 en étant le seul à refuser que dix-huit arbres soient plantés à son nom et à celui de son pays au sein de la « forêt des ambassadeurs ». Cette dernière a été plantée par le JNF dans le désert du Naqab, ce qui a d’abord nécessité l’expulsion répétée de la population bédouine du village d’al-Araqib, puis sa démolition.

Les arbres d’Israël cachent ainsi les circonstances qui ont précédé la fondation de l’État en 1948, notamment en effaçant la présence d’anciens villages palestiniens. Une ruine peut raconter l’histoire de son existence passée : c’est une architecture dont l’état fonctionnel peut être reconstitué par la pensée – on peut la regarder et imaginer la vie humaine qui l’a habitée, parfois pendant des siècles. Les ruines des villages palestiniens vidés de leurs habitant*es, dont les maisons ont été dynamitées pendant la Nakba, sont ainsi capables de raconter l’histoire de leur existence passée et de la présence historique palestinienne. Mais les ruines sont également capables de raconter une autre histoire : celle du processus entropique qui a transformé un bâtiment en ruine (qu’il s’agisse de l’érosion ou d’un événement destructeur plus soudain) et, potentiellement, les circonstances politiques qui ont permis une telle transformation. Dans le cas de ces villages, l’éradication a été soudaine et violente, comme en témoignent les glissements de terrain qui ont inévitablement provoqué des « questions superflues » parmi les touristes dans les années 1950 et au début des années 1960 – pour reprendre la terminologie officielle du ministère israélien des Affaires étrangères en 1965.

Afin de légitimer rétroactivement le grand récit fondateur israélien, qui peinait à assumer le crime originel du nettoyage ethnique, les ruines palestiniennes qui n’avaient pas été détruites après la Nakba ont progressivement disparu du paysage entre 1965 et 1969. Au cours de ces cinq années, plus d’une centaine de villages palestiniens en ruine ont été méticuleusement rasés par l’administration foncière israélienne et ses bulldozers. Les forêts du JNF ont ensuite été plantées sur un nombre important de ces sites, complétant ainsi la stratégie de « désarabisation » d’Israël d’un point de vue historique et paysager – une actualisation coloniale de l’appel biblique à « faire fleurir le désert », auquel les politiques israéliennes d’aménagement du territoire se réfèrent régulièrement.

Ariel Sharon, que j’ai mentionné à plusieurs reprises, a également joué un rôle dans ces politiques. D’abord chef de section dans la Haganah en 1948, il a participé à plusieurs attaques de villages palestiniens, ainsi qu’à leur destruction ; en ce sens, ce n’est pas un hasard si son premier mandat gouvernemental a été celui de ministre de l’Agriculture entre 1977 et 1981 (avant de devenir ministre de la Défense au moment de l’invasion du Liban en 1982). À ce titre, il a été étroitement impliqué non seulement dans l’établissement des premières colonies en Cisjordanie, mais aussi dans le sort des forêts du JNF. En 1978, il crée une unité paramilitaire, la « Patrouille verte », chargée de veiller à l’épanouissement de ces forêts. Appelée « Black Patrol » par les Bédouin*nes palestinien*nes, cette patrouille a déplacé pas moins de 900 villages bédouins et leurs animaux, les chèvres étant particulièrement visées par une loi israélienne votée en 1959 qui limitait leur nombre, afin de ne pas entraver la croissance des jeunes pousses d’arbres.

Conclusion ///
Le 7 octobre 2023, beaucoup d’entre nous ont été frappés par la photo d’un bulldozer détruisant le mur lourdement militarisé qui entoure la bande de Gaza. Ma célébration de ce que j’ai décrit le lendemain comme le plus beau geste architectural qui soit, m’a valu quelques attaques diffamatoires dans la presse allemande et suisse, dans une confusion délibérée de cette magnifique évasion de prison (qui rappelle un peu celle, à la cuillère, de la prison de Gilboa par six prisonniers palestiniens en 2021), la lutte armée anticoloniale et asymétrique contre l’armée, la police et les milices israéliennes, ainsi que le massacre de colons israélien*nes désarmé*es – dont les circonstances restent à éclaircir compte tenu de la quantité de désinformation hâtive et délibérée qui l’entoure, mais dans l’ensemble, nous ne pouvons en aucun cas nier qu’il a eu lieu.

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Un bulldozer détruit le mur israélien militarisé qui assiège Gaza le 7 octobre 2023 durant l’opération « Déluge d’Al Aqsa ».

L’une des raisons pour lesquelles cette photo du bulldozer m’a tant frappé lorsque je l’ai vue pour la première fois est que, pour une fois, le spectacle de la destruction n’était pas celui d’une autre maison palestinienne. Il s’agissait plutôt du démantèlement d’un élément clé de l’architecture coloniale en Palestine. Les révolutions anticoloniales nous ont montré par le passé que certaines parties de l’infrastructure coloniale peuvent être réappropriées, que leurs fonctions ségrégatives peuvent être désactivées et qu’elles peuvent ainsi servir à un peuple libéré. Je suis convaincu que de nombreuses autres parties de cette infrastructure, en revanche, ne peuvent être reconfigurées pour servir autre chose que l’inégalité, le contrôle et l’oppression. Ce qui peut changer, ce sont les personnes visées par ces logiques, mais pas leur fonction violente elle-même. C’est là que le bulldozer peut intervenir en tant qu’arme libératrice pour démanteler ces appareils de violence coloniale. L’argument que j’ai essayé d’articuler ici est que la nature apparemment chaotique des débris ne doit pas nous tromper sur l’ordre stratégique précis qui est mis en œuvre dans la destruction systématique – que ce soit en Palestine ou dans les autres géographies décrites dans ce numéro. De même, nous pouvons également voir dans les débris d’un mur militarisé détruit la vision constructiviste d’un avenir libéré. Bien que cet aspect de la destruction ne soit pas très présent dans les pages de ce numéro, je vous invite à le garder à l’esprit tout au long de votre lecture. ■