Atlantics Diop Funambulist
L’océan Atlantique à Dakar la nuit. / Extrait d’Atlantique de Mati Diop (2019), © Les Films du Bal – Cinekap – FraKas Productions – Arte France Cinéma – Canal + International.

La Nuit : Introduction
Léopold Lambert

Bienvenue dans le 57e numéro du Funambulist, consacré à un espace-temps particulier : la Nuit. Dans ses caractéristiques saisonnières et quotidiennes, la Nuit est bien sûr assimilable à un temps particulier. Mais la Nuit est aussi un espace, qui occupe environ 50% de la surface de la Terre à n’importe quel moment. L’espace de la Nuit évolue de la manière la plus « équitable » autour du globe au moment des deux équinoxes (le 21 mars et le 21 septembre dans le calendrier grégorien), et de la manière la plus « discriminante » autour des deux solstices (le 21 juin et le 21 décembre) – lorsque la Nuit est constante autour d’un pôle et absente à l’autre. Par conséquent, l’idée générale selon laquelle chaque « journée » est divisée en périodes égales de 12 heures, alternant le jour et la nuit, est constamment vraie pour celleux d’entre nous qui vivent à Kampala, Libreville, Quito ou Singapour. En revanche, celleux qui vivent à Reykjavík ou à Yellowknife (ou, dans une moindre mesure, à Naarm (Melbourne) ou à Buenos Aires) alternent de longues périodes saisonnières de nuit et de jour prédominant.

Penser la nuit de manière spatiale nous aide à nous détacher d’une relation statique à l’espace et nous permet ainsi d’examiner les politiques spatiales en jeu dans le monde nocturne à travers un prisme moins égocentrique. De même, ce numéro conteste l’idée que l’absence de lumière solaire qui caractérise la nuit signifie que nous « voyons » moins bien dans l’obscurité qu’en plein jour. En fait, la réfraction de la lumière du soleil dans l’atmosphère terrestre nous empêche de voir au-delà de cette couche atmosphérique, alors que la nuit permet une vision beaucoup plus large d’une multitude de corps célestes dans l’Univers. Regarder le ciel nocturne nous décentre à l’échelle des individus, et même à l’échelle planétaire, suivant le cliché « d’être touxtes petit*es dans l’univers » en regardant les étoiles. Les descriptions faites dans ce numéro par D. Kauwila Mahi et Krista Ulujuk Zawadski de l’orientation céleste et de la navigation dans les deux géographies distinctes d’Hawai’i et de l’Inuit Nunaat (le pays inuit) nous montrent comment la Nuit est propice à la réflexion sur les relations (dont certaines sont éminemment politiques) entre les corps vivants sur Terre et les corps célestes.

Night Ma
Cartographie des nuits du solstice et de l’équinoxe. / Carte de Léopold Lambert (2024).

Il y a donc quelque chose de profondément impactant dans l’obscurcissement du ciel, que ce soit à cause de la pollution atmosphérique ou lumineuse, ou bien à cause du ciblage politique de personnes qui sont activement empêchées (par la technologie architecturale que nous appelons « prison ») de regarder au-delà de quelques mètres d’elles. Dans son livre Tip of the Spear (2023), Orisanmi Burton décrit les rebelles d’Attica de 1971 comme des « observateurs d’étoiles » (stargazers) (voir son interview dans The Funambulist 52, Révolte des Prisons, mars-avril 2024). Leurs nuits « à la belle étoile » dans la grande cour de la prison à observer la voûte céleste peuvent être ainsi comprises comme un symbole particulièrement puissant pour penser la libération.

« Cette expérience profonde de libération et de mouvement tout en restant sur place était liée à des pratiques d’observation céleste et de communion cosmique. À l’instar de l’abolitionniste Harriet Tubman, qui utilisait l’étoile polaire pour guider les Africaines réduites en esclavage vers la liberté, les rebelles d’Attica étaient des observateurs d’étoiles. Alors qu’ils vivaient dans la rébellion, ils prenaient le temps de contempler l’immensité de l’univers et de devenir intimes de cette immensité ».

La nuit en tant qu’espace-temps libérateur est un thème récurrent dans ce numéro. En effet, les forces coloniales et impériales s’appuyant principalement sur la vision diurne pour surveiller et contrôler les corps, la Nuit offre des conditions qui égalisent, voire avantagent les mouvements de guérilla – en particulier ceux qui ont une pratique de la navigation céleste – qui, autrement, se retrouveraient dans une guerre asymétrique brutale. Ce fut certainement le cas lors de l’offensive du Têt (Sự kiện Tết Mậu Thân), au cours de laquelle l’armée nord-vietnamienne et le front de libération nationale du Sud-Vietnam ont pris l’armée états-unienne par surprise dans la nuit du 30 janvier 1968. Un peu plus de treize ans auparavant, c’est le Front de libération nationale (FLN) algérien qui avait initié sa révolution anticoloniale dans la nuit du 1er novembre 1954. Le FLN a régulièrement réitéré ces attaques nocturnes dans les mois qui suivirent, comme le décrit Daho Djerbal dans ce numéro.
L’État colonial s’attaque à cette vulnérabilité lorsqu’il adopte des lois contrerévolutionnaires telles que les couvre-feux. En empêchant certaines communautés de sortir de chez elles pendant la nuit, les couvre-feux inversent la violence directionnelle des murs, transformant leur exclusion de l’extérieur – décrite superbement par Marie Ranjonoro dans ce numéro – en la matérialisation de la carcéralité de l’intérieur. En d’autres termes, les couvre-feux transforment les maisons en prisons temporaires. Dans un contexte de colonialisme de peuplement, les prisons sont utilisées pour faire disparaître les individus considéré*es comme une menace pour la stabilité du régime colonial. Ici, les couvre-feux peuvent être considérés comme un moyen de faire disparaître l’ensemble de la population colonisée dans un espace de ségrégation (la ville colonisée, le township, le bidonville, la banlieue), à un moment (la nuit) où le travail exploité de cette même population n’est pas une nécessité.

Le couvre-feu colonial est précisément ce à quoi le FLN a résisté le soir du 17 octobre 1961, lorsque plus de 30 000 Algériennes ont défilé dans les rues de Paris vers la fin de la Révolution. Ce courageux défi au couvre-feu colonial a été accueilli avec une extrême violence par l’arrestation brutale d’environ 10 000 d’entre elleux et l’assassinat de plus de 200. Les couvre-feux sont également une pratique courante de l’armée d’occupation israélienne en Cisjordanie, en particulier pendant la Première et la Seconde Intifada, ainsi que pendant l’année et demie qui a suivi l’offensive du 7 octobre 2023. De même, la Nuit est souvent l’espace-temps de l’invasion israélienne lumineuse et sonore du Sud-Liban, comme le décrit de manière poignante Mohamad Nahleh dans les pages suivantes. En Palestine, les couvre-feux sont souvent couplés à des raids militaires pour maximiser les chances que les personnes ciblées par ces perquisitions ou arrestations soient chez elles. Dans ces conditions, la Nuit ajoute une couche de terreur à ces raids. Si la Nuit est, pour beaucoup, le temps du repos et du sommeil, le réveil brutal par des soldates d’occupation lourdement armé*es violant la sacralité du foyer, incarne certainement une autre invasion (à la fois temporelle et spatiale) au sein de l’invasion.

Comme je l’ai montré dans mon livre sur l’histoire coloniale de l’état d’urgence français, cette législation permet de légaliser à la fois les couvre-feux et les raids nocturnes. C’est ainsi que des centaines de foyers musulmans ont été perquisitionnés la nuit, par des forces spéciales de police entièrement armées, durant les premières semaines de l’état d’urgence 2015-2017 à travers la France, Mayotte, la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, à la suite des attentats meurtriers du 13 novembre 2015 à Paris. Hassina Mechaï et Sihem Zine ont documenté de nombreux témoignages de celleux qui ont vu leurs maisons pénétrées par la police la nuit pendant cette période :

« D’un coup, alors que je dormais déjà, j’ai entendu un bruit bizarre venant de la porte d’entrée. Je me suis dirigée vers elle, puis j’ai regardé par la loupe. Je n’avais pas pris le temps de m’habiller. La nuit, je dors en effet sans vêtement. J’ai alors vu des hommes cagoulés derrière la porte. J’ai à peine eu le temps de reculer la tête que la porte a sauté, elle s’est arrachée littéralement. Pourtant, c’était une porte blindée. Puis ils sont entrés. Ils étaient deux-cents. » (L’État d’urgence (permanent), 2018).

Du 13 au 28 mai 2024, le même état d’urgence a été décrété en Kanaky, suite au début d’une nouvelle insurrection kanak contre la domination coloniale française sur le pays. Kanaky a été soumise à un couvre-feu de 18 heures à 6 heures du matin (il est toujours en vigueur à l’heure où j’écris ces lignes, mais il est désormais limité à 22 heures-5 heures du matin), et dix-sept militantes kanak ont été assignées à résidence après avoir fait l’objet de raids similaires. Dans ce contexte, l’assignation à résidence signifie qu’en plus d’être soumises à des couvre-feux nocturnes, les militantes assigné*es doivent se rendre trois fois par jour dans une gendarmerie désignée, et qu’il leur est interdit d’accéder à certains autres quartiers ou tribus.

Comme la Nuit, le couvre-feu ne manifeste pas seulement un temps donné, il matérialise aussi un espace. En Kanaky, c’est l’espace de la colonie de peuplement, à 17 000 kilomètres de Paris, où se prennent les décisions concernant le pays. En France, en juillet 2023, un autre espace militarisé était celui des banlieues, où les plus grandes révoltes (depuis celle, historique, de 2005, au cours de laquelle l’état d’urgence avait également été mis en place) marquaient la rage que nous étions nombreux*ses à ressentir après le meurtre policier de Nahel Merzouk à Nanterre, le 27 juin de cette meme année. Les nuits qui ont suivi le meurtre ont vu les jeunes des banlieues combattre la police lourdement équipée et armée avec des mortiers d’artifice, illuminant le ciel nocturne avec des fusées éclairantes qui donnaient à la résistance une sorte de dimension festive. Le fait que les couvre-feux n’aient été imposés qu’à des municipalités ou des quartiers spécifiques montre la politique spatiale discriminatoire qu’ils incarnent, en plus de leur politique temporelle évidente.

Mais c’est peut-être dans l’Afrique du Sud de l’apartheid que l’on trouve l’exemple le plus frappant du contrôle spatial et temporel exercé par la puissance coloniale à travers les couvre-feux. Comme nous l’expliquons avec Stephanie Briers dans ce numéro, les nuits de l’apartheid matérialisaient une ségrégation raciale encore plus importante que les journées (lorsque la main-d’œuvre autochtone était nécessaire au fonctionnement de la société coloniale). L’état d’urgence de 1985 a instauré divers couvre-feux dans les townships noirs, empêchant l’organisation politique, mais aussi la production culturelle, comme les concerts de jazz. Au Cap, les couvre-feux ont été renforcés par l’installation de mâts de 40 mètres de haut (longuement analysés dans l’ouvrage de Stephanie) projetant une lumière crue sur les toits et dans les rues des quartiers afin de surveiller et de contrôler leurs habitant*es la nuit. Comme souvent dans l’Afrique du Sud d’après 1994, cette technologie de surveillance reste opérationnelle aujourd’hui.

J’ai mentionné à plusieurs reprises que la nuit est, pour beaucoup d’entre nous, l’espace-temps du sommeil, en contraste avec l’association du jour et du travail. Cependant, le travail nocturne est une dimension fondamentale à prendre en compte lors de l’examen des politiques nocturnes. Certaines travailleurses (en particulier les femmes racisées) sont impliquées dans le nettoyage des bureaux qui, pendant la journée, contribuent au bon fonctionnement du capitalisme. D’autres travailleurses de nuit conduisent des camions de marchandises, suivant les faibles cônes de lumière de leurs véhicules, tandis que d’autres encore veillent à ce que les urgences des hôpitaux du monde continuent à fonctionner pour soigner, guérir et réparer. D’autres encore, sous-payé*es, travaillent à l’arrière des restaurants, à laver une vaisselle coûteuse. D’autres encore (dont la majorité sont des personnes marginalisées sur le plan du genre) pratiquent le travail du sexe dans un spectre de risques et de prédation extrêmement variable, comme le décrit Yin Q dans son texte publié dans ce numéro.

Map Constellations
Constellations du Funambulist (2015-2024). / Carte de Léopold Lambert (2024)

Arrivant au terme de cette introduction, j’aimerais terminer celle-ci en évoquant les fantômes. Si celleux-ci ont tendance à se manifester pendant la nuit, c’est peut-être parce que, tout comme les étoiles, iels sont invisibilisées par la lumière écrasante du jour – ce qui ne signifie pas pour autant qu’iels ne sont pas là. Qu’iels soient représentées en Thaïlande par Apichatpong Weerasethakul dans Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010) ou au Sénégal par Mati Diop dans Atlantique (2019), les fantômes incarnent un véhicule entre les vivantes et les mortes. Iels incarnent la présence de leur vie passée, mais aussi des conditions politiques qui ont précipité leur mort. En donnant à voir leur présence aux vivantes, la Nuit est un moment particulièrement éclairant pour celleux qui ritualisent la communication avec les fantômes (entendues au sens large), comme dans les cérémonies haïtiennes dépeintes par les peintures de Shneider Léon Hilaire au sein de ce numéro. Puisse l’atmosphère nocturne qu’elles véhiculent vous accompagner tout au long de ce numéro. Excellente lecture !

Léopold Lambert est le rédacteur en chef de The Funambulist. Il est architecte de formation, vivant à Paris, et l’auteur des livres Weaponized Architecture (2012), Topie Impitoyable (2015), La Politique du Bulldozer (2016) et États d’urgence : Une histoire spatiale du continuum colonial francais (fr: 2021, en: 2025).