IMPÉRIALISMES ASIATIQUES : INTRODUCTION

Léopold Lambert

Bienvenue dans le 55e numéro de The Funambulist. Après un numéro consacré aux structures persistantes de la domination coloniale et de la racialisation dans les sociétés d’Europe de l’Ouest et du Nord, ce numéro entend nous décentrer de l’Europe et examiner les processus historiques et actuels de domination impériale et/ou coloniale de sept États asiatiques que nous pouvons désigner comme ethnocratiques, à savoir le Japon (et l’Empire japonais), la République populaire de Chine, la Fédération de Russie (et l’Union soviétique), la République de l’Inde, la République islamique du Pakistan, la République islamique d’Iran et la République de Turquie (aux côtés de la République d’Azerbaïdjan). Le terme « asiatique » peut paraître étrange à certaines lecteurices : faut-il vraiment utiliser un mot qui imaginerait l’existence d’une sorte de communauté entre des nations aussi éloignées l’une de l’autre que le Japon et la Turquie ? Pourtant, la porosité entre elles est peut-être plus grande qu’on ne le soupçonne – on peut par exemple évoquer le fait que les Ouïghoures, les Kazakhes et les Kirghizes qui vivent sous domination chinoise dans le Xinjiang, et les Yakoutes, les Shors et les Tatares sous domination russe sont tous des peuples turciques. Mais surtout, cette dénomination « asiatique » choisie pour le titre de ce numéro suit des exemples historiques de solidarité à cette échelle continentale massive, le plus célèbre étant la Conférence afro-asiatique de Bandung en 1955, sur laquelle je reviendrai à la fin de ce texte.

Map Asian Imperialisms Funambulist
Le continent impérial asiatique. / Carte allégorique de Léopold Lambert (2024).

Cet effort éditorial pour centrer les conditions politiques de millions de personnes qui vivent et luttent contre les formes (principalement) non occidentales d’impérialisme s’inscrit dans la continuité de nombreux articles publiés dans le magazine, ainsi que de notre 45ème numéro (édité par Shivangi Mariam Raj et moi-même) consacré au sous-continent. Cet élan repose également sur notre refus commun de considérer que l’Occident en général, et les États-Unis en particulier, sont au cœur de toutes les structures politiques mondiales, au point que l’idée même d’associer la notion d’impérialisme ou de colonialisme à des États non européens ou non colonisés par l’Europe devrait être considérée comme négligeable, voire même totalement ignorée.

D’aucunes pourraient affirmer que le fait de présenter des arguments politiques et de s’organiser contre des États (Iran, Syrie, Russie, Chine, Cuba, Venezuela, Yémen, Corée du Nord…) qui sont considérés comme des ennemis de la « civilisation occidentale » sert les forces politiques du capitalisme racial mondial et de l’impérialisme occidental. À très court terme, ce n’est peut-être pas faux. Cependant, l’adage « l’ennemi de notre ennemi est notre ami » ne saurait constituer une feuille de route, car il couronne la paresse intellectuelle et la myopie politique. De plus, à quel « nous » ce « notre » ferait-il référence ? Si nous pensons à une gauche internationaliste à l’échelle mondiale, ce « Nous » n’inclut-il pas nos camarades ouïghoures, kazakhes, cachemiries, baloutches, hazaras, syriennes, arméniennes, kurdes, tchétchènes, ukrainien*nes, ainsi que tant d’autres dont les luttes politiques ne tournent pas autour (ou ne se limitent pas) à la lutte contre l’impérialisme occidental ?

À plus long terme, il est essentiel que la solidarité avec des mouvements tels que la révolution syrienne, la résistance des femmes iraniennes et kurdes, ou la lutte des Ouïghoures contre les disparitions, les incarcérations de masse et le travail forcé, ne soit pas cooptée par les partis et organisations de droite de l’Occident et des diaspora. Nous pouvons penser, par exemple, aux monarchistes iraniennes, qui étaient particulièrement visibles lors des manifestations censées être solidaires du mouvement Femme, Vie, Liberté, ou aux défenseurses chinoises d’une nouvelle dynastie impériale regroupées autour du culte Falun Gong, de leur publication Epoch Times et de leur compagnie d’arts de la scène Shen Yun. La lutte des Arméniennes pour leur existence après le génocide contre les forces néo-ottomanes (qu’elles viennent de l’État turc ou de l’État azéri) est particulièrement exposée au risque d’une telle cooptation. Le discours de droite mis en avant ici consiste à affirmer que c’est le christianisme qui est attaqué lorsque les Arméniennes sont soumises à un génocide ou à un nettoyage ethnique par des États associés à l’Islam (oubliant commodément que le génocide arménien a été conçu par des idéologues laïques ottomans). Ce discours est à son tour largement répandu dans les contextes européen et nord-américain, encouragé en partie par les membres bourgeois de la diaspora (en France par exemple), qui oublient opportunément les solidarités entre la lutte arménienne et d’autres mouvements de libération, tels que le mouvement palestinien.

L’enjeu de ce refus de la cooptation est double : le premier est la nécessité pour nous de nous définir politiquement sur la base de principes cohérents, plutôt qu’en réaction au positionnement des États occidentaux, ou selon une vision campiste du monde. La deuxième raison est que si nous ne parvenons pas à éviter cette cooptation, nous laisserons tomber nos camarades engagées dans ces mouvements, et nous les laisserons aux mains d’impérialistes opportunistes. Certains accepteront (avec plus ou moins d’empressement) de faire des alliances faustiennes avec elleux ; d’autres refuseront et, sans notre solidarité, se retrouveront seules face à la répression écrasante, à l’incarcération ou à la mort.

J’ai écrit « avec plus ou moins d’empressement » ci-dessus car il serait naïf de penser que toutes les personnes qui vivent sous la structure coloniale et/ou impériale de ces États partagent les principes politiques et les visions d’une gauche internationaliste. Nous l’avons vu lors du mouvement massif de 2019-20 à Hong Kong, où certaines manifestantes brandissaient des drapeaux états-uniens. Nous l’avons également observé chez les défenseureuses taïwanaises du Kuomintang, et lorsque divers militantes (iraniennes, ouïghoures…) conditionnent leur solidarité avec la Palestine au recentrage de leur propre lutte en premier lieu… Ce numéro ne cherche pas à fournir une excuse ou une dissimulation pour de tels défauts, mais cherche plutôt à renforcer les standards de notre propre engagement en faveur de la solidarité internationaliste.

Parfois, ces failles sont aussi plus compliquées. En avril 2024, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) a signé un accord de coopération avec l’État d’Azerbaïdjan dans le cadre du « Groupe d’initiative de Bakou », qui tente de rassembler d’autres organisations politiques contre le colonialisme français. Cette initiative récente fait suite à la dénonciation verbale par l’État français (qui ne l’a en aucun cas empêché) du nettoyage ethnique de plus de 100 000 Arméniennes de l’Artsakh par l’État azerbaïdjanais en septembre 2023. Le cloisonnement des luttes permettrait de justifier une telle alliance, malgré le rôle opportuniste évident joué par l’Azerbaïdjan ici – il ne fait aucun doute que l’État azéri se moque totalement de la libération kanak au-delà du coup que celle-ci inflige à la France. Après tout, les peuples colonisés n’ont-ils pas le droit de choisir leurs alliées, sans être tenus pour responsables des violences meurtrières déployées par ces mêmes alliées dans leur propre contexte ? Lors du soulèvement kanak de 1984-88, une alliance similaire avait existé avec la Libye de Kadhafi par exemple. Ne vivant pas moi-même dans des conditions coloniales, je ne suis certainement pas la personne la plus appropriée pour répondre à cette question, mais je m’inspire des nombreuxses colonisées qui répondent à cette question par un « Non » déterminé et retentissant. La libération de la Kanaky est au cœur de mon propre engagement politique, mais comme bon nombre de militantes du pays, je ne peux envisager cette libération dans le cadre de la normalisation de l’invasion azérie et du nettoyage ethnique (un processus que le peuple kanak ne connaît que trop bien), lui-même faisant partie de l’histoire génocidaire contre les Arméniennes en Anatolie et dans le Caucase. La voie à suivre n’est pas claire, mais elle est certainement liée à la similitude des expériences kanak et arménienne, et à la formation d’un dialogue et d’une solidarité internationalistes. Comme pour chaque sujet, il y aura des lecteurices (ou plus souvent des commentaires sur les réseaux sociaux) qui ne seront pas satisfaites de la non-exhaustivité du contenu de ce numéro, ce qui donnera lieu à un jeu bien connu de « what aboutism ». Je tiens à ce qu’iels sachent que je m’adonne également à ce jeu et que je regrette souvent mes propres omissions éditoriales (par manque de chance, manque de place, manque de savoir…). Dans le contexte de ce numéro, ce regret tourne autour de l’absence de contributions à propos des États d’Indonésie et du Sri Lanka qui n’en font pas partie – par une heureuse coïncidence, la Birmanie est quelque peu présente dans la recherche de Nasrynn Chowdhury présentée juste avant cette introduction. Les abonnées pourront trouver de nombreux articles sur la lutte des Tamoules d’Îlam contre les structures ethnosuprémacistes de l’État sri-lankais, ainsi qu’un grand nombre d’articles sur la lutte des Papous de Papouasie occidentale contre le colonialisme indonésien. Heureusement, l’Indonésie, le Sri Lanka (Ceylan) et la Birmanie sont au moins mobilisés par les réflexions qui suivent.

Du 18 au 24 avril 1955, vingt-neuf États (dont les trois susmentionnés) se sont réunis dans la ville javanaise de Bandung pour la Conférence afro-asiatique, plus souvent désignée sous le nom de « Conférence de Bandung ». Parmi eux se trouvent six États analysés dans ce numéro. Quatre d’entre eux (le Japon, la Chine, l’Inde et la Turquie) avaient déjà la forme institutionnelle qu’ils revêtent encore aujourd’hui. L’Iran, quant à lui, était encore l’État impérial d’Iran, renversé par la révolution de 1979, et le Pakistan était encore divisé entre l’Ouest et l’Est, avant la guerre de libération du Bangladesh en 1971. La conférence reste aujourd’hui l’un des moments clés de la solidarité étatique internationaliste contre le colonialisme et le néocolonialisme européens. Des représentants des luttes de libération nationale tunisienne, marocaine et algérienne étaient également présents, alors que la contrerévolution meurtrière française faisait rage dans leur pays. Le futur président du Ghana indépendant et chef de file du panafricanisme, Kwame Nkrumah, a été empêché par les autorités britanniques de se rendre à Bandung, bien qu’il ait été invité à y prendre la parole. Richard Wright a rédigé un rapport rassemblant ses observations sur la conférence à l’intention d’un public noir aux États-Unis, tandis que dans les années qui ont suivi, Malcom X y a explicitement fait référence en tant qu’exemple de rassemblement des « nations foncées » (« dark nations »).

Dans un texte fondamental intitulé « Blinded by Bandung? Illumining West Papua, Senegal, and the Black Pacific » (2018), Quito Swan reconnaît l’esprit anticolonial de la Conférence, tout en nous incitant à observer comment l’Indonésie de Sukarno a utilisé sa position d’hôtesse pour solidifier son occupation des terres mélanésiennes du Timor oriental et de la Papouasie occidentale :

« Ces voix dissidentes ont été réduites au silence à Bandung. Vingt-neuf pays y ont participé et ont déclaré que le colonialisme était un mal. Ils ont affirmé que “l’assujettissement des peuples à la subjugation, à la domination et à l’exploitation étrangères” constituait un déni des droits humains contraire à la Charte des Nations unies. La Papouasie occidentale constitue toutefois une exception. Surkano a présenté ses revendications sur la Papouasie occidentale comme une lutte contre l’impérialisme néerlandais. C’est pourquoi Bandung a officiellement décidé de soutenir la position de l’Indonésie sur la Papouasie occidentale ».

Bandung Funambulist
Militaires indonésiens devant un panneau célébrant le 60e anniversaire de la Conférence de Bandung, sur lequel figurent les portraits de l’ancien Premier ministre indonésien (sous la présidence de Sukarno) Ali Sastroamidjojo, de l’ancien président birman Ba U, de l’ancien Premier ministre indien Jawaharlal Nehru et de l’ancien Premier ministre pakistanais Jawaharlal Nehru.

Pouvons-nous prendre la critique de Quito sur la Conférence et aller plus loin en l’appliquant aux nombreux États impliqués qui ont, depuis lors, normalisé leur domination sur des terres et des peuples au nom de la lutte contre le colonialisme européen ? Nous pouvons commencer à répondre à cette question en soulignant la présence la plus évidente et la plus contestable à la conférence, à savoir le Japon, comme le fait Kweku Ampiah dans un texte au titre provocateur intitulé « Japan at the Bandung Conference: The Cat Goes to the Mice’s Convention » (« Le Japon à la conférence de Bandung : Le chat se rend à la convention des souris ») (1995). Pas moins de huit pays représentés à Bandung devaient avoir un souvenir frais de l’occupation japonaise de leurs terres pendant la Seconde Guerre mondiale ou avant celle-ci – une occupation qui a duré quatre décennies dans le cas de la Mandchourie chinoise. L’héritage du mouvement des non-alignés (dans sa genèse à Bandung) serait-il vraiment détruit en soulignant soigneusement les tensions entre la solidarité anticoloniale et les formations impériales affichées par les États déjà évoqués ici, ainsi que par l’empire éthiopien, l’Égypte de Nasser et l’Arabie saoudite ?

Ce numéro s’inspire de ces tensions et insiste sur la nécessité de toujours pratiquer des formes de suspicion à l’égard des États. Contrairement à l’incapacité évidente des États à le faire, nous ne devrions pas douter de la capacité des peuples à tenir plusieurs choses pour vraies en même temps, à savoir un engagement sans compromis contre les nombreuses incarnations de l’impérialisme occidental, parallèlement à la reconnaissance de structures de violence similaires (bien que plus « régionales ») déployées par des acteurices non occidentaux*le. Cet équilibre délicat, en opposition à une vision campiste du monde, est au cœur de la ligne éditoriale de ce magazine. Cet équilibre est parfois facile à trouver, parfois plus difficile, et sa recherche peut parfois conduire à des erreurs, mais en fin de compte, je suis convaincu que c’est la seule façon de pratiquer l’internationalisme. Je vous invite à garder cela à l’esprit en lisant les sept contributions suivantes, et je vous remercie d’avoir pris le temps de lire cette introduction. ■