Cher Éric Jourdan,
Vous ne me connaissez pas. Je devais venir donner une conférence dans l’école publique que vous dirigez, le 9 janvier prochain. Celle-ci était censée apporter une réflexion sur le rôle qu’entretiennent le design et l’architecture avec le colonialisme de peuplement, en particulier celui à l’œuvre en Palestine occupée. Mon invitation correspondait à une initiative étudiante, mettant en application un droit remporté par les étudiant*es lors des mobilisations à l’encontre de la réforme des retraites de 2023.
Avec les quelques dizaines d’étudiant*es qui auraient assisté à cette conférence, nous aurions sans aucun doute eu une conversation intéressante et productive autour du travail que j’effectue depuis 16 ans maintenant. Il s’agit d’un travail analytique rigoureux, documenté et reconnu par de nombreuses institutions et universités à l’international. Seulement voilà, vous avez décidé de censurer cette conférence en invoquant un supposé « devoir de réserve » auquel vous seriez prétendument astreint. Vous vous engagez au nom de l’Esadse; il m’apparaît donc normal que l’ensemble de l’école soit informé de votre censure.
Ce « devoir de réserve » était sans doute celui d’un réserviste lorsque, le 26 janvier 2024, vous ouvriez vos murs à des marchands d’armes autour « l’économie de guerre » – dans l’auditorium même où ma conférence devait avoir lieu. Il est vrai qu’une arme, c’est un bel objet de design. Entre des mains françaises, on la trouvait autrefois au Viet Nam, en Algérie ou au Rwanda, et toujours aujourd’hui en Kanaky, au Niger, en Guyane, ou bien dans les banlieues françaises. Une fois vendues, elles ont pu servir l’apartheid colonial sud-africain, et encore aujourd’hui celui israélien ou les régimes fascistes de Sisi ou de Modi. Vous vous réclamez d’une neutralité illusoire mais celle-ci n’est ni plus ni moins la cristallisation de l’ordre dominant.
L’architecture, elle aussi, est un objet de design et une arme, peut-être encore plus implacable que les fusils, les canons et les rafales. Certes un mur ne tue sans doute que lorsque les bombes s’abattent sur lui comme dans le cas des milliers d’obus tombés sur Gaza cette année passée. Néanmoins, les murs de l’apartheid israélien autour de Gaza et en Cisjordanie sont bels et bien ceux qui matérialisent le plus l’ordre colonial et régissent le plus la vie quotidienne des Palestinien*nes se trouvant de chacun de leurs côtés. Penser que l’on puisse pratiquer les disciplines du design et de l’architecture dans une neutralité prudente, sans compromission ni violence politique est l’assurance de reproduire cette dernière.
A l’inverse, vous considérez sans doute qu’un travail de documentation et d’analyse tel que le mien sortent de la sacro-sainte objectivité scientifique; celle qui ne prend pas parti, qui sent bon la javel, qui dort bien la nuit malgré les massacres et les humiliations coloniales. Ce que vous êtes tant (en particulier en France) à définir comme objectivité n’est rien d’autre que votre inconséquence et votre contentement d’incarner un petit rouage remplaçable dans la grande machine de la violence occidentale.
Alors oui, il est vrai que la raison pour laquelle je fais ce travail, c’est bel et bien pour être utile aux luttes, et en particulier au mouvement de libération de la Palestine. Est-ce que cela fait de moi un chercheur subjectif et sensible aux émotions que je peux ressentir à voir le peuple palestinien subir le joug colonial tous les jours? Oui, sans aucun doute. Mais cette subjectivité ne me fait pas fantasmer une réalité; elle me permet simplement de connaître la raison profonde pour laquelle j’accomplis ce travail: participer, à ma petite échelle, à l’effort collectif pour abolir les structures de violence que je décris.
Cette lettre ouverte ne contient aucune demande. Je n’attend rien de vous. En fait, je vous écris à vous, mais je m’adresse en réalité aux étudiant*es de « votre » école. Qu’iels sachent qu’iels aussi seront bientôt en position de devoir faire des choix politiques dans leurs pratiques du design respectives, quelles qu’elles soient. Celles et ceux qui souhaiteront y réfléchir et en parler pourront le faire durant la conférence car celle-ci aura bien lieu, juste en dehors des murs que vous aussi utilisez comme armes lorsque vous les faites instruments de censure.
Bien à vous,
Léopold Lambert