Léopold Lambert & Martin Le Bourgeois: Quelle est l’utilité de la fiction pour penser la ville ?
Yona Friedman: Je ne sais pas. Moi c’est surtout la réalité qui m’intéresse. Beaucoup de mes confrères considéraient mon travail comme fictionnel mais je l’ai réalisé en vrai et si c’est possible une fois, c’est possible plusieurs fois.
Je vais commencer par expliquer le côté social de mon travail. Je pense que les gens ne savent pas exactement ce qu’ils veulent, et, de plus, ils ne savent pas exprimer ce qu’ils veulent. Dès lors, qu’est ce qui est nécessaire que l’architecte puisse corriger ? Quelque chose qui n’est pas définitif. Vous avez l’exemple avec les meubles. Tout le monde trouve normal que je puisse changer ma chaise de position dans la pièce. Maintenant je peux aller plus loin. Je peux imaginer, c’est techniquement possible, que je puisse changer les parois. Je peux également changer la situation de la fenêtre. Donc je peux changer tout. Mon espace privé. Mais la ville, c’est un ensemble de ces espaces privés, une sorte d’accumulation, donc cela a des conséquences sur la ville.
Alors, pour aller un peu plus loin, je peux composer la ville avec l’équipement urbain qui changerait de place. Imaginez que ce boulevard puisse se déplacer cent mètres plus loin. Tout cela est possible si le bâtiment ne touche pas le sol dans son intégralité. La réponse technique est donc très simple. La partie mobile s’insère dans une ossature fixe. Si le mur doit soutenir le plancher supérieur, évidemment, tout cela n’est pas possible.
Si je peux changer mon mobilier, c’est parce que mon plafond est tenu par quelque chose d’autre. L’ossature sert donc de garantie que les choses se trouvant au dessus de vous ne tombent pas sur vos têtes. Ainsi, toute l’enveloppe peut être changeable. Il n’y a, de ce fait, aucune obligation quant à la forme architecturale. C’est le principe.
On m’a souvent dit que l’usager n’est pas capable de changer cet ensemble. A cela, je réponds que j’ai déjà fait l’expérience en réalité, avec de relativement grands groupes, notamment dans des lycées. Ces personnes étaient capables de faire la conception de leurs locaux. En même temps, ceci est passé par l’exigence de l’autorité, en l’occurrence le Ministère de l’Education Nationale, que tout cela soit changeable. Car, évidemment, ce que les gens ont conçu à tel moment ne s’adapte peut être plus dix ans plus tard lorsque les conditions ont changé. C’est pourquoi, j’ai été choisi pour ce travail.
Maintenant, il y a quelque chose d’autre qui m’intéresse. C’est la possibilité pour ces éléments de cette architecture complètement personnalisée, d’être à ce point simplifiés techniquement que ça ne dépend plus de telle ou telle compétence technique.
D’ailleurs, c’est rigolo, car la première expérience « grandeur nature » que j’ai faite, c’était dans votre école avec des étudiants. Depuis, ça s’est développé et j’ai eu quantité de ces expériences.
Il y a lors des conséquences pour les architectes. En effet, vous ne pouvez pas dessiner le produit de cette architecture. Cela ne supporte pas le papier, seulement la réalité. C’est un problème que j’ai rencontré en 1970, pour le concours de Beaubourg ; je ne pouvais, alors, pas présenter mon projet. Par exemple, le concours demandait de présenter une façade. Dans mon principe, il n’y a pas de façade. Pour moi, un bâtiment comme le Centre Pompidou, devrait changer de forme pour chaque exposition. Avec mon projet, chaque commissaire d’exposition aurait été chargé de changer les volumes intérieurs et extérieurs sans toucher à la structure.
LL&ML: Ainsi l’architecte ne conçoit plus qu’une structure de potentiel.
Yona Friedman: L’architecte, dans ce cas, devient un conseiller indispensable pour tous les aspects collectifs, y compris l’esthétique. Tout cela est évidemment beaucoup plus compliqué. Il y a les conduits techniques etc.
LL&ML: Vous êtes donc un conseiller.
Yona Friedman: Oui. Néanmoins l’urbanisme est également fait par l’architecte. Imaginez qu’un habitant ait décidé telle forme pour son logement; l’architecte conseillera alors la position des logements environnants avec les conditions de distances minimales, d’éclairage etc. C’est ce qui a été mon principe pour le lycée dont j’ai déjà parlé. J’y ai été responsable pour les aspects collectifs ainsi que pour le budget et la sécurité.
LL&ML: Il reste donc du travail !
Yona Friedman: Oui ! L’architecture moderne a commencé par la conception de villas de gens riche. Ce principe est donc un début de démocratisation. Les gens ont tous la même liberté. Cela veut dire une liberté, mais également une discipline à respecter. Cela n’est pas séparable.
LL&ML: Il faut donc, à l’origine, que la personne ait choisi de vivre dans ce système. Il y a aussi des sacrifices.
Yona Friedman: Exactement ! Par exemple, lors de la conception des espaces du lycée, il y a eu énormément de tractations entre les différents acteurs. Moi, je n’y participais pas. Ma responsabilité a été que les plans qu’ils avaient choisi soient réalisables, rentrent dans le budget et dans les normes de sécurité ainsi que la conception de l’aspect extérieur. Ils peuvent faire des changements et ils l’ont fait. C’est un bâtiment qui a maintenant vingt cinq ans et ça marche !
LL&ML: Pourquoi construisez-vous cette structure au dessus de la ville existante ?
Yona Friedman: J’ai pensé à cette configuration pour deux raisons. La première, c’est que les choses ne se construisent pas dans le vide et que construire quelque chose ça n’oblige pas de détruire l’existant. On peut ainsi renouveler une ville sans expulser ses habitants.
La deuxième est encore plus importante. Il s’agit de la possibilité de changer tout le réseau urbain. Vous le savez l’architecture maintenant, dans pratiquement toutes les villes, obligent à avoir un réseau routier très difficile à changer. Moi, je cherchais à créer un réseau routier qui ne soit pas figé. On ne connaît pas l’évolution de son utilisation. Regardez par exemple les couloirs de bicyclettes à Paris, c’est une catastrophe. Non pas que le principe soit mauvais, mais parce que ça ne s’accorde pas au système routier.
Un peu plus loin encore, je pensais que l’on pouvait installer certains services publics, salles de spectacles etc., où on le souhaite. Je ne veux pas dire que cela doit être en toile comme le cirque, mais bel et bien mobile. Toutes ces choses ne peuvent être fixées. On a parlé de cirque. Le cirque, c’est saisonnier. Je peux très bien imaginer que la ville est différente entre l’été et l’hiver ou lors des transformations très fortes.
LL&ML: Quand vous parlez de ville globale, on peut tout à fait imaginer que tout une population vivait à un endroit, se déplace, migre. Auquel cas, il faut adapter les infrastructures à la population arrivante, comme à la population qui part. C’est la logique de la modification permanente.
Yona Friedman: Je le crois en effet. De toutes façons, maintenant les villes se modifient mais difficilement, car par le biais de démolitions etc. J’ai un autre principe, encore plus loin. Il y a une manière d’équilibrer la croissance d’une ville, que j’ai osé écrire en 1953…
Tûtûtûtûtûtû téléphone………..
Yona Friedman: A propos de “la ville continent”. Aller à Bruxelles ou à Saint Germain en Laye, prend à peu près le même temps. Je crois que tous les continents fonctionnent comme une très grande ville où les villes actuelles sont des stations de métro. Quand je suis allé au Japon en 1992, je devais aller en Shikansen de Tokyo à Osaka, alors je demande des informations pour le train:
– Malheureusement le train est complet. Mais, on peut vous vendre un billet pour le prochain.
– Ca part quand ?
– Dans dix minutes
(rires)
Deuxième chose, quand je suis allé à Shanghai, on m’a parlé d’une ligne rapide Shanghai – Pékin qu’ils construiraient en trois ans. C’est quelque chose de complètement différent d’ici. Chez nous le TGV Est a nécessité dix ans ! C’est vrai ! Entre deux visites de Shanghai, c’est incroyable ce que la ville change. On ne reconnaît rient mis à part le Bund et une partie de la concession française ! Une autre chose qui m’a marqué, c’est la hauteur des autoroutes urbaines. C’est assez incroyable !
LL&ML: Vous parlez de système égalitaire. C’est quelque chose que l’on peut mettre en place et qui peut apporter de bonnes choses, notamment, la possibilité de maîtriser son environnement. Mais, il nécessite une discipline. Dans quelle mesure pensez-vous, que cette discipline est à même de s’actualiser, sans amener à nouveau à la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui ?
Yona Friedman: Vous ne pouvez pas écrire la discipline. Ca se négocie avec les gens réels. Ce n’est pas abstrait. Pour les deux expériences que j’ai réalisées avec des gens réels, cela a nécessité au moins six mois de négociation. Entre les gens. Pas avec moi. Les règles varient selon le groupe social. Je pense aussi que ces négociations n’amènent pas forcément à une forte innovation. C’est très lent. On est une espèce d’animal qui pense relativement lentement, c’est comme ça. C’est un héritage biologique. En groupe c’est encore beaucoup plus lent. Donc je suis contre les précisions lorsque c’est évitable, non pas que je sois inimical à la précision, mais, dans la plupart des cas, c’est simplement impossible ! N’importe quel psychologue pratiquant vous dirait que tous les concepts, toutes les images des gens sont “flottants”. Quand quelqu’un vous dit un simple mot, “carré”, je ne suis pas sûr de ce qu’il pense. C’est terriblement variable. La seule manière de s’extraire de l’abstraction, c’est d’aller vers la réalité. Je vous donne un exemple. Imaginez que nous sommes déjà dans un système, où la route est déplaçable. Comment la décide-t-on publiquement ? Ce sera une longue palabre entre les gens et cela donnera un résultat complètement imprévisible. On commence à avoir une idée du résultat, seulement quand la négociation est engagée. C’est pourquoi je trouve que cette mobilité généralisée est nécessaire. C’est la même chose maintenant dans d’autres disciplines que l’architecture. La politique également, par exemple. Décider des lois, par une assemblée avec l’idée que c’est pour l’éternité, ça ne marche pas. On devrait avoir un système, où chaque loi est renouvelée, à titre d’exemple, tous les deux ans. On pourrait alors mettre en place des référendums locaux où l’on pourrait apporter diverses améliorations pour sa communauté. Le principe reste; les variations peuvent être assez fortes.
LL&ML: Mais, lorsque vous parlez de négociation, le problème peut être que des acteurs de cette négociation vont être plus forts ou plus “méchants” et de manière subjective et ne reflétant pas la réalité, ils vont faire déplacer la route vers eux alors qu’il aurait été plus juste qu’elle soit déplacée vers tous. Comment réussissez-vous à palier à ce type de problème ?
Yona Friedman: J’essaye d’expliquer comment vous pouvez expérimenter, je ne dis pas ce que vous devez faire. Je ne sais pas quel genre d’habitation veut untel ou untel. Je ne sais pas quel sera le résultat. Je leur permets ce jeu qui, pour eux, devient réel. L’abstraction, c’est trop vague. J’ai besoin de quelque chose plus concret.
En 1970, au MIT, on a mis tous ces programmes de choix sur ordinateur et en travaillant avec des gens réels, on s’est aperçu que l’ordinateur n’est pas bon pour ce travail. Vous ne connaissez pas le cheminement. J’ai donc refait mes graphiques avec des boutons et des ficelles, ce qui constituait le même mode de représentation que celui de l’ordinateur, mais celui-ci devenait réel pour les gens. Et, ce fameux lycée, on l’a fait comme ça. Il n’y a pas eu de discussion dans l’abstrait, mais bien en faisant des essayages très simples. Ca ne ressemblait pas à des plans d’architecture mais on a pu y arriver.
Je ne crois pas à mes propositions qu’à moitié. J’y crois quand je peux les essayer avec au moins un cas réel. Autrement cela signifie que j’y mets trop de mon imagination.
LL&ML: Quelle est la place du micro-événement dans la conception de la ville ?
Yona Friedman: Je crois que c’en est l’élément principal. Les gens ne vivent pas dans la ville entière. Moi, par exemple, lorsque mon chien existait, j’utilisais mon arrondissement dans la distance de promenade du chien. Et, dans cette distance, les gens me reconnaissaient et me disaient “bonjour”. Ce n’est pas une carte précise. Pour chaque personne, cette carte se déplace. C’est le “overlaping” de micro-éléments.
Pour moi, une ville est composée de petits villages urbains. C’est la réalité. Entre ces villages, il y a le métro. Si je vais d’ici (XVe arrondissement), au XVIIIe arrondissement, c’est complètement irréel ! Je rentre ici dans le métro, et en ressort quelque part ailleurs. Peut être ai je fais cent mille kilomètres ! C’est la même chose avec la ville continent. Il y a des entrées et des sorties, et chacun a son entrée et sa sortie. J’ai appelé cette méthode, “mécanisme urbain”. C’est un mécanisme transparent. Je sais qu’à cet endroit sont entrés tant de gens et sont sortis tant de gens mais qui sont ces gens ? Il y a un réseau extrêmementcomplexe de déplacements réels et cela devient encore plus complexe lorsqu’on sait que chaque personne a ses motivations de déplacement. C’est une situation complètement indéterminée et indéterminable.
On peut évaluer ça jour par jour. C’est comme la météo ! Moi, j’avais appelé ça “application météo urbaine”. La météo peut vous donner des indications complètement abstraites: Il pleuvra ici, ou cinquante kilomètres plus loin. Pourtant, pour moi, c’est ici que c’est intéressant et pour l’autre, c’est ce qui se passe chez lui. C’est pour ça que je crois que l’architecture de la ville, c’est un processus continu. Il n’y a pas de phase terminale. C’est toujours changeant, exactement comme la météo. Les abstractions dans la météo ne vous informent que très peu:
– L’été il fera plus chaud que l’hiver
– Merci beaucoup !
C’est pour cela que ce qui compte dans la vie quotidienne, ce sont les détails. Et vous ne pouvez pas planifier les détails et cela dans tous les domaines. On planifie trop. Il y a une réalité qui est toujours dans un état d’équilibre. Quel équilibre ? Je ne le sais pas d’avance.
LL&ML: Pensez vous qu’on puisse créer de nouveaux micro-événements grâce à l’architecture ?
Yona Friedman: Oui ! C’est intéressant car, par exemple, dans la physique c’est la même chose. La physique théorique est d’ordre complètement statistique. Ca ne suffit pas. Lorsque je parlais de mécanisme urbain dans sa première formulation, en 1963 pour être précis, ça n’était pas les architectes urbanistes qui s’y intéressaient mais bien les physiciens; et lorsque j’ai été invité dans les universités américaines, je l’ai été par les architectes bien sûr, mais également par les physiciens, car ce modèle leur paraissait signifiant. Celui-ci implique un certain nombre de choses pour l’architecture mais, en réalité, il s’agit de quelque chose de plus général.
C’est le détail qui est important, et il n’y a pas de statut définitif, il s’agit d’un processus. Les mathématiques m’ont toujours intéressé. C’est pourquoi, je sais que les mathématiques ne suffisent pas en elles mêmes. Les mathématiques ne peuvent pas décrire un processus.
LL&ML: Ce serait donc une erreur de tenter de modéliser ce modèle ?
Yona Friedman: Ce n’est pas une erreur, mais vous ne devez pas surestimer cette modélisation. Cela vous donne une information mais ce n’est qu’un aspect de la réalité. J’aime utiliser un exemple très populairement connu. Vous connaissez la célèbre équation d’Einstein: E=mc²
C’est absolument parfait, sauf que c’est faux ! C’est très simple. Ca ne devrait pas être une équation. On peut transformer de la matière en énergie mais on ne peut pas transformer l’énergie en matière. C’est impossible; c’est en contradiction avec la loi d’entropie. C’est une grande équation, mathématiquement juste, mais fausse en tant que processus. C’est un exemple, mais je pourrais vous en donner beaucoup d’autres…