Cher·es Architectes de l’Enfermement…

Cher·es architectes de l’enfermement,

Ce matin, j’ai passé plusieurs heures sur le site internet de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice du Ministère de la Justice français. Vos « œuvres » carcérales y figurent en bonne place, notamment pour celleux d’entre vous qui êtes récidivistes en la matière – archi5, vous êtes loin d’être les seul·es, mais je pense notamment à vous et à vos dix prisons ! C’est moins le cas sur vos propres sites internet ; serait-ce possible que vous ne soyez pas totalement fier·es de vos efforts architecturaux ? – à part vous, WTF/A, qui arborez avec enthousiasme vos projets d’encagement sur votre page d’accueil ! Certain·es d’entre vous n’ont pas pu résister à la tentation de promouvoir leurs exploits mais, peut-être ennuyé·es par leur conscience socio-démocrate, vous avez insisté que leur prison était en fait un centre de réinsertion ou de « semi-liberté » – oui je pense à vous en particulier LAN – comme si la violence de l’enfermement n’était pas la même.

D’une conscience socio-démocrate, DHA Architecture, vous ne vous embarrassez pas. Non content·es d’avoir conçu des commissariats ainsi qu’une prison en Martinique (depuis votre agence du huitième arrondissement parisien), vous n’hésitez pas à promouvoir votre rôle dans l’infrastructure du très meurtrier régime frontalier colonial aux Comores : vous avez participé activement à la construction du pire CRA (Centre de Rétention Administrative) de l’Etat français, sur le sol mahorais toujours occupé par la France. Kardham Architecture, à ce propos, votre palmarès est moins étoffé que celui de vos confrères et consoeurs parisiens, mais en dessinant la Maison d’arrêt de Majicavo sur ce même sol mahorais, et pas moins de deux prisons en Guadeloupe, vous nous montrez qu’on peut toujours faire pire que de construire des cages, on peut les construire dans des contextes coloniaux où des peuples luttent pour leur autodétermination – et lorsqu’ils sont condamnés par la justice française, croupissent dans vos prisons. Entre la France et lesdits « outre-mers » certain·es d’entre vous n’ont pas eu à choisir : Architecture Studio préfère généralement qu’on pense à elleux pour la conception du Parlement européen ou de l’Institut du Monde Arabe (avec Jean Nouvel), mais personnellement, je vous associerai désormais à vos six prisons en France ainsi que le Centre pénitentiaire de Saint-Denis La Réunion, le Centre de détention de Tatutu à Tahiti, le futur Centre pénitentiaire de Saint-Laurent-du-Maroni en terres autochtones de Guyane et la prison de Koné dans le nord de la Grande Terre qui vient ajouter au pays kanak un deuxième lieu d’enfermement après l’infâme Camp Est de Nouméa.

En parlant de Kanaky, SCAU, puis-je vous demander votre sentiment sur le fait d’avoir conçu une gigantesque forteresse carcérale à Mulhouse-Luttenbach dont les murs – vos murs – et plus particulièrement ceux formant l’une de vos cellules d’isolement emprisonnent actuellement sans procès Christian Tein, le Président du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), à 17 000 kilomètres de son pays ? Le Second Empire avait inventé la colonie pénale en pays kanak (et guyanais); vous avez participé à produire la métropole carcérale vers laquelle les prisonnier·es politiques kanak peuvent etre déporté·es. Mon inventaire n’est pas exhaustif – les CRA, notamment, manquent à l’appel – et, j’aurais pu également vous associer aux architectes de l’Etat policier, les concepteurices des fortins de la police en guerre contre les habitant·es de la classe ouvrière racialisée des quartiers populaires. Il est vrai que vous êtes un certain nombre à jouer sur les deux tableaux en dessinant prisons et commissariats – les deux faces d’une même pièce – Valero Gadan, Ameller Dubois & associés, Agence Bruno Gaudin…

Il n’existe pas de plus grande violence architecturale que celle d’emprisonner et, sans architecture, la prison ne peut exister. Vous pourrez vous raconter toutes les histoires pour vous justifier – des histoires de réhabilitation, de moindre mal, de « il faut bien vivre », de « si ca ce n’est moi, ca sera un autre »… – la réalité demeure : les lignes que vous tracez sur vos ordinateurs se transforment en murs de cages en béton, indépassables, étouffantes et même meurtrières pour les 250 prisonnier·es qui meurent tous les ans sous les coups, la maltraitance ou en préférant mettre fin à leurs jours plutôt que de continuer le cauchemar que vous avez conçu pour elleux. Le fruit de votre travail est ni plus ni moins un dispositif de torture systémique et, en cela, vous constituez un rouage indispensable à une machine pénale, construite pour faire disparaitre les révolutionnaires, les pauvres et/ou celleux dont les ancètres ont déjà connu les jaules coloniales (et esclavagistes pour certaines d’entre elles) francaises en Haïti, en Algérie, au Sénégal, à Madagascar, au Viêt Nam… Manquent les criminel·les en col blanc, mais je vous prie de croire que même a elleux, je ne souhaite pas vos prisons où, de toutes facons, iels n’ont jamais risqué s’y retrouver enfermé·es.

En 2020, j’invitais tout·e architecte à signer un serment qui l’empêcherait de participer de près ou de loin à la conception d’un espace de détention, quel qu’il soit. Vous, employé·e des architectes de l’enfermement, vous pouvez toujours le signer et refuser activement toute complicité avec le rôle carcéral de vos patron·nes. Comme précisé plus haut, vous êtes beaucoup à ne pas avoir annoncé sur la place publique qu’une partie de vos activités consiste dans la conception d’emmurement ; il me parait crucial que des personnes (en particulier les jeunes diplomé·es sortant des écoles d’architecture) en recherche d’emploi puissent identifier vos responsabilités politiques et, pour certain·es d’entre elleux, passer leur chemin.

Nous, architectes, sommes responsables de la matérialisation de nombreux régimes de domination (colonialisme, racisme structurel, validisme, hétéropartriarchat, capitalisme…). La prison existe à l’intersection de tous ces régimes et en constitue une arme impitoyable. Accepter de dessiner cette arme relève d’une complicité des plus actives. Cher·es architectes de l’enfermement, je vous nomme dans cette lettre ce qui, je vous l’accorde, n’est pas la chose la plus élégante qu’il soit. Il me paraissait néanmoins utile de le faire pour générer peut-être – je suis sans-doute naïf de l’espérer – un sentiment de honte introspectif. Plus crucialement encore, il s’agit aussi ici pour vous de rendre des comptes. Nul doute que le problème dépasse largement les murs de vos agences, mais vous avez fait un choix aux conséquences terribles et il est important que nous puissions vous tenir responsables des effets de vos causes.

Il n’est jamais trop tard pour reconsidérer ce choix et de réparer.

Bien à vous
Léopold Lambert, Paris le 24 avril 2025

Inventaire non-exhaustif des « architectes de l’enfermement » ///

Addendum 24/10/25: Nous avons d’ores et déjà reçu un email de Fabienne Bulle qui insiste que le le Centre Francilien de Sécurité (CFS) de Fleury-Mérogis que son agence a conçu ne contient aucun lieu d’enfermement. Compte tenu de la nature de ma lettre et de son insistance sur l’acte d’enfermer, il paraît important de noter cette distinction. Néanmoins, le centre en question accueille une base ERIS, les équipes régionales d’intervention et de sécurité chargées de la répression féroce des révoltes dans les prisons – on peut imaginer ce que ca veuille dire dans le contexte de la prison géante de Fleury-Mérogis – ce qui justifie en tous points que ce projet soit associé à l’architecture de l’enfermement ici.

(informations collectées sur le site de l’APIJ et rassemblées ici – nous écrire si le tableau contient une erreur)