Di Folco Jemni Funambulist
Medina (2023) par Inès di Folco Jemni, huile sur carton, 50 x 40 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Crèvecœur, Paris. / Photo de Martin Argyroglo.

Autochtonités Noires : Introduction
Léopold Lambert

Bienvenue dans le 59e numéro du Funambulist. Après un numéro entièrement consacré à la Palestine, nous revenons à une échelle plus internationale(ist)e avec ce dossier sur les autochtonités noires. À l’origine, j’avais pensé consacrer ce numéro aux questions relatives à l’internationalisme noir, inspiré (entre autres) par la formidable conversation que j’ai eu la chance d’avoir avec l’historien bermudien Quito Swan pour notre 39e numéro The Ocean (janvier-février 2022) – certain*es d’entre vous s’en souviennent certainement ! Ce numéro pourrait certainement exister un jour, surtout s’il est réalisé avec la co-rédactrice invitée à laquelle je pense pour cela – elle se reconnaîtra peut-être ici. Mais en attendant, les autochtonités noires incarnent un sujet qui me semble tout aussi urgent, suite à un certain nombre d’intuitions éditoriales construites au cours de conversations avec des ami*es ces dernières années. Ces intuitions ont construit la ligne éditoriale de ce numéro et les commandes de ses contributions – ainsi que quelques autres qui, malheureusement, n’ont pas pu être finalisées à temps par leurs auteurices.

Le premier point à souligner – et il est remarquable qu’il soit nécessaire de le faire – consiste à affirmer que les peuples autochtones noirs existent bel et bien. À la lecture de certains textes produits dans des universités nord-américaines, je dois avouer ma déception de voir que le lien entre la Noirceur et l’autochtonité était souvent résumé à l’identité forgée par des personnes ayant un parent autochtone (entendu comme autochtone d’Amérique du Nord) et un parent noir. Bien sûr, mon propos ici n’est pas de nier l’importance de cette approche épistémologique incarnée, mais plutôt de faire remarquer que lorsqu’il s’agit de la production de connaissances aux États-Unis, les choses partent souvent de l’individu. Parfois, elles parviennent à atteindre l’échelle des intérêts collectifs, d’autres fois, non.

Bien sûr, comme le notent quelques contributeurices dans ce numéro, les notions mêmes de « Noirceur » et d’« autochtonité » émergent d’un cadre épistémologique centré sur le colonialisme européen (plus particulièrement dans l’Atlantique Nord, mais pas exclusivement). Ce cadre a été principalement formulé en anglais ou en espagnol. La Noirceur dans le contexte de l’Afrique subsaharienne, par exemple, émerge lorsqu’elle est mise en relation avec les colonisateurices et colons européen*nes (ou omanais*es, d’ailleurs). En tant que tel, c’est un concept qui n’échappe pas à la relation avec le colonialisme – et pour cause, étant donné la persistance des structures coloniales de peuplement dans de nombreuses régions du continent, en particulier dans ses régions les plus méridionales. Il peut aussi parfois obscurcir de nombreuses dynamiques de pouvoir entre des groupes qui ont été historiquement racialisés comme noirs par les colonisateurs européens. Dans ces dynamiques de pouvoir, la notion même d’autochtonité peut être utilisée comme une arme. Cela a été le cas au Rwanda, où, avant le génocide de 1994, les Hutus ont utilisé des facteurs phénotypiques (suivant le racisme « scientifique » allemand et belge) pour nier l’autochtonité des Tutsis de la région des Grands Lacs, affirmant au contraire qu’iels étaient originaires de la Corne de l’Afrique.

Il est intéressant de noter que le concept de Noirceur est moins remis en question que celui d’« autochtonité » par nos contributeurices. Pour quelques auteurices (en particulier deux, qui n’ont pas pu finaliser leur contribution), ce concept est nécessairement lié au colonialisme de peuplement. Dans cette optique, l’Autochtone n’existe qu’en relation avec son alter ego, læ colon, qu’iel soit européen*ne ou à une échelle plus régionale. Je ne me sens pas particulièrement qualifié pour argumenter contre cette conception, mais je dois dire que ma compréhension actuelle est plus proche de celle formulée par Menna Agha dans sa contribution. Menna conceptualise l’autochtonité comme un ensemble de relations spécifiques entre les communautés de personnes et la terre/les écosystèmes. Bien sûr, cela n’est pas en contradiction avec une définition où le colonialisme de peuplement joue un rôle clé, mais la définition de Menna me semble aller au-delà.

Centering Melanesia Map Leopold Lambert
La Mélanésie au centre. / Carte de Léopold Lambert (2025).

Ce numéro est organisé autour de trois grandes régions du monde : la Mélanésie, le continent africain et la Caraïbe. Les lecteurices régulier*es du Funambulist seront habitué*es à notre insistance à situer la Mélanésie comme un site clé des épistémologies autochtones noires. En gardant à l’esprit que cette dénomination et cette délimitation ont été créées par le colonialisme européen, la Mélanésie, qui englobe la Papouasie occidentale, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les îles du détroit de Torres, les îles Salomon, Kanaky, le Vanuatu, Nauru et les îles Fidji, marque une racialisation des peuples autochtones de la région en tant que Noir*es dans son nom même (mélas, en grec ancien, signifie noir). Cependant, tout comme les mouvements afrodescendants et africains, les consciences mélanésiennes et aborigènes australiennes ont politiquement revendiqué cette racialisation coloniale pour en faire le centre de leur lutte pour la souveraineté.

Le continent africain est au cœur de cette question, car les autochtonités africaines sont souvent minorisées dans l’épistémologie mondiale de l’autochtonité. De plus, lorsqu’elles sont reconnues, elles sont souvent réduites à une identité africaine commune, ce qui aplatit la multitude de spécificités régionales qu’offre le continent. Les contributions qui expriment les aspects de l’autochtonité en Nubie (Menna Agha), en Érythrée (Semhar Haile), dans les forêts gabonaises (Maya Mihindou) et dans les limites coloniales de l’État appelé Afrique du Sud (Nolan Oswald Dennis et Zoé Samudzi), attestent certainement de cette diversité. Si l’autochtonité en Afrique du Sud, et dans une moindre mesure en Nubie, peut être partiellement définie en relation avec le colonialisme britannique et néerlandais, l’autochtonité dans la Corne de l’Afrique (et en Érythrée en particulier) doit également prendre en compte les dynamiques régionales de pouvoir telles que celles imposées par l’Empire éthiopien, qualifié d’« Empire noir » par Semhar Haile dans sa contribution.

Maasai Funambulist
Manifestantes massaïs contre les expulsions de leurs terres ancestrales à Ngorongoro, en Tanzanie, le 10 mars 2022 / Photo de R. Bociaga / Shutterstock.

Quant à la Caraïbe (archipélagique et continentale), elle incarne un espace afro-diasporique très distinct en raison du processus génocidaire subi par leurs populations autochtones et de la mise en esclavage des peuples africains enlevés et déportés. Ces processus ont fondamentalement modifié de nombreuses géographies et écosystèmes dans l’élaboration de la Plantation, à tel point que des penseuses contemporaines, telles qu’Anna Tsing et Donna Haraway, ont désigné les cinq derniers siècles comme une ère géologique appelée « Plantationocène ». Dans ce contexte, les Marron*nes ne se sont pas seulement libéré*es de l’esclavage, iels se sont également réinstallé*es dans des environnements (en particulier des forêts et/ou des montagnes) qui étaient aussi exempts de la logique de la Plantation. Ce processus de recréation de nouvelles relations avec cet environnement, influencé par les autochtonités africaines qui ont survécu à la traversée de l’océan Atlantique, peut être considéré comme formant de nouvelles autochtonités noires dans ce contexte particulier. Parmi elles, les Bushinenge en Guyane colonisée par la France et au Suriname colonisé par les Pays-Bas, apparaissent comme paradigmatiques.

Il existe une quatrième région d’autochtonités noires présente dans ce numéro : celle qui se déplace avec les corps afro-diasporiques qui ont quitté de force ou de leur plein gré leurs terres pour habiter d’autres lieux, en particulier (mais pas exclusivement) en Europe. Le dernier argument éditorial que ce numéro tente de faire valoir (à la suite de notre numéro sur l’Internationale Sans-Papiers de janvier-février 2023) est que l’autochtonité n’est pas contraire à la migration. On ne cesse pas d’être autochtone au moment où l’on met le pied en dehors de l’endroit auquel on « appartient ». Comme mentionné précédemment, même le passage du Milieu n’a pas réussi à rompre les modes de coexistence avec la terre ; pas plus que le voyage entrepris aujourd’hui par des centaines de milliers de personnes autochtones migrantes, dont la vie est rendue vulnérable par les obstacles cruels des différents régimes de la frontière incarnés par la forteresse Europe, la Grande-Bretagne, l’Australie, les États-Unis et bien d’autres États-nations fortifiés. Lorsqu’on pense aux autochtonités noires, il est donc crucial de prendre en compte les identités politiques incarnées par de nombreux*ses Malien*nes en France, Érythréen*nes en Italie (Semhar Haile) ou Nigérian*nes en Grande-Bretagne, pour n’en citer qu’une fraction.

Comme mentionné au début de ce texte, il ne s’agit ici que d’intuitions éditoriales, exprimées en quelques mots, mais j’espère qu’elles vous fourniront quelques outils pour lire les beaux dialogues créés par les différentes contributions que vous vous apprêtez à parcourir. Je vous souhaite un moment inspirant en leur compagnie.